1754-03-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Votre lettre du 17 mars m'a trouvé bien malade.
Je fais pour y répondre un effort qui coûte à ma tête et à ma main, mais l'amitié donne des forces, et celle que vous me témoignez suspend mes souffrances. Mon cœur compte sur le vôtre. C'est ma seule ressource dans mon état douloureux. Si mes maladies augmentent au point de m'ôter la consolation du travail, je ne sçai pas trop ce que je deviendrai. Je vous aimerai, mais je serai bien malheureux.

Vous ne me mandez point si vous avez reçu le second paquet adressé pour vous à mr Bouret. Ce paquet contenait comme je vous l'ay déjà dit, des exemplaires du procez verbal avec une lettre. Il fut envoyé le même jour que le paquet de livres. Il serait assez étrange et fort triste que vous eussiez reçu l'un, et que l'autre ne vous fût pas parvenu.

Je n'ay pu encor envoyer de seconds tomes des annales parce qu'en relisant l'ouvrage je me suis cru obligé d'y mettre quelques cartons. J'en ay adressé à la vérité un exemplaire à M. le comte d'Argenson, mais c'est après avoir envoyé cet exemplaire du second tome, que je me suis aperçu de quelques fautes qu'il faut corriger.

Il est vray qu'on a imprimé à Geneve cette prétendue histoire universelle, mais c'est la même qui a déjà paru. Mr Vernet, professeur d'histoire à Geneve, a pris soin, dit il, de corriger les fautes de L'édition de Hollande et de celles de Paris, mais il faut qu'il n'y ait pas aporté une grande attention. J'y vois toujours des minimes pour des bénédictins, un pape pour un autre, de fausses dattes, et bien des méprises. On en fait encor une édition à Leipzik, une autre à Londres. Quelle rage de réimprimer partout un ouvrage que je condamne!

Si j'avais de la santé, si je pouvais espérer seulement de vivre deux ou trois années je les emploierais à rendre cet ouvrage complet et exact. Croiriez vous que c'est ce que m'a conseillé l'ancien évêque de Mirepoix! Croiriez vous qu'il a lu au roy une partie de mon procez verbal sans que je l'en aye prié, que le roy luy a répondu que j'avais raison de me deffendre de ce livre tel qu'il est! C'est ce que l'ancien évêque de Mirepoix m'a mandé. Il est inutile, il n'est pas même convenable que made de Pompadour sache que je me suis adressé à l'ancien év. de Mirepoix, d'autant plus qu'en effet, je n'ay pas recherché son appuy, et que je ne luy ay envoyé le procez verbal que comme à un académicien mon confrère, et non comme à un ministre. Je serais fâché que made de Pompadour pût croire que j'ay demandé une autre protection que la sienne. Vous savez d'ailleurs que je luy ay écrit que je me flattais pouvoir achever mes voiages sans déplaire, et que je regarderais son silence comme une assurance de cette permission. Vous savez que j'ay pris cette précaution pour me mettre à l'abry de l'accusation de désobéissance, accusation qui pourait entrainer des suittes funestes, et la saisie de mon bien. Vous savez enfin qu'en me préparant la ressource et la consolation d'un voiage, je ne me suis fermé aucune porte, et qu'en me tenant prest pour tous les partis, je n'ay pris que le party de rester à Colmar et d'y achever les annales de L'empire, que je n'ay ny promis ny refusé d'aller à Manheim et à Gotha, et qu'enfin j'attends ce que la destinée voudra faire de moy.

Ce que vous me mandez de la petite plaisanterie de Barbarigo et de Scarmentado me parait très judicieux, mais aussi il me parait très aisé de corriger cet endroit; je vous remercie tendrement de l'attention que vous avez eue de faire cette remarque. Je vous enverrai un feuillet qu'il sera aisé de coller à la page où se trouve cette bévue. D'ailleurs je vous prie de donner les 3 premiers volumes à la personne pour qui ils sont destinées. Il est je crois essentiel qu'elle en fasse usage. La préface me paraît nécessaire, aussi bien que quelques autres témoignages qui prouvent assez que les louanges que j'ay données n'ont été qu'un rendu; que ce ne sont point des flatteries d'autheur; que ce sont plustôt des lettres d'un amant et d'une maîtresse qui se sont brouillez depuis. Cela même sauve l'honneur des lettres et le mien; et le vôtre, puisque votre amitié et les liens du sang vous font partager ce que j'éprouve. Je vous prie donc de presser la personne en question.

Je vous suis très obligé du catalogue de mes livres que vous voulez bien m'envoyer. Cela décidera de ce qu'on poura vendre et de ce qu'on poura garder. Je ne sçai quel party vous avez pris sur mes papiers. Vous savez que je voudrais avoir, ce qui peut se trouver du manuscrit de l'histoire depuis le commencement des règnes de Charles quint et de François premier; Zulime; la petite comédie du roi de Prusse; l'évaluation des espèces depuis Charlemagne et une feuille qui est parmy mes livres; la taxe romaine, les 4 tomes des mémoires pr l'histoire du 17me siècle, ouvrage excellent qui a servi de modèle au pt Hénaut; mes provisions de la charge conservée de gentilh. ordinaire.

Lambert ou un autre pourait faire ce triage. J'ay demandé aussi deux paires de mes draps qui ne chargeraient pas baucoup la malle. A l'égard de la vente des meubles on la fera après pâques avec l'aide d'un commissitonnaire que j'espère enfin avoir. Tous ces détails sont bien tristes. Mon sort l'est encor davanage. Les souffrances du corps ne sont pas ce qu'il y a de moins intolérable, mais votre amitié inaltérable me soutient.