21 mars [1754] à Colmar
Mon cher et respectable ami je reçois votre lettre du 17 mars.
Elle fait ma consolation, et j'y ajoute celle de vous répondre. C'est bien vous qui parlez avec éloquence de l'amitié, rien n'est plus juste. A qui apartient il mieux qu'à vous de parler dignement de cette vertu, qui n'est qu'une hippocrisie dans la plus part des hommes, et qu'un entousiasme passager dans quelques uns? Vous savez que je suis indulgent pour les femmes: mais il y a des choses où il serait bien dur d'être trompé. Si vous êtes instruit, votre bonté pour moy me cache des véritez mortifiantes; si vous ne l'êtes pas, je crains bien de l'être. Mais je ferme les yeux et je vous prie de brûler ma lettre. Peutêtre que l'article des reproches extraordinaires de made Denis, est encor le moindre sujet de plainte que j'aurais. Mais dans l'état où je suis il faut tirer le rideau sur tout cela, il faut tout oublier et se taire. Les malheurs d'une autre espèce, qui m'accablent, ne me permettent pas de m'occuper des autres malheurs qui sont le partage des gens qu'on nomme heureux. Si j'ay le bonheur de vous voir je vous en dirai davantage, mais mon cher ami voicy mon état.
Il y a six mois que je n'ay pu sortir de ma chambre. Je lutte à la fois contre les souffrances les plus opiniâtres, contre une persécution inattendue et contre tous les désagréments attachez à la disgrâce. Je sçai comme on pense, et depuis peu des personnes qui ont parlé au roy tête à tête, m'ont instruit. Le roy n'est pas obligé de savoir, et d'examiner si un trait qui se trouve à la tête de cette malheureuse histoire prétendue universelle est de moy, ou n'en est pas, s'il n'a pas été inséré uniquement pour me perdre. Il a lu ce passage, et cela suffit, le passage est criminel. Il a raison d'en être très irrité; et il n'a pas le temps d'examiner les preuves incontestables que ce passage est falsifié. Il y a des impressions funestes dont on ne revient jamais, et tout concourt à me démontrer que je suis perdu sans ressource. Je me suis fait un ennemi irréconciliable du Roy de Prusse en voulant le quitter. La prétendue histoire universelle m'a attiré la colère implacable du clergé, le Roy ne peut connaître mon innocence. Il se trouve enfin que je ne suis revenu en France que pour y être exposé à une persécution qui durera même après moy. Voylà mon état mon cher ange; et il ne faut pas se faire illusion. Je sens que j'aurais beaucoup de courage si j'avais de la santé, mais les souffrances du corps abbatent l'âme, surtout lorsque l'épuisement ne me permet plus la consolation du travail. Je crains d'être incessamment au point de me voir incapable de jouir de la société et de rester avec moy même. C'est l'effet ordinaire des longues maladies, et c'est la situation la plus cruelle où on puisse être. C'est dans ce cas qu'une famille peut servir de quelque ressource, et cette ressource m'est enlevée.
Si je cherchais un azile ignoré, et si je le pouvais trouver; si on croyait que cet azile est dans un pays étranger, et si cela même était regardé comme une désobéissance, il est certain qu'on pourait saisir mes revenus. Qui en empêcherait? Vous ne devez pas ignorer mon cher ami, que dans le redoublement de chagrin causé par les injustices de me D., dans L'impossibilité qu'elle se fixe avec moy à Ste Palaye, dans la certitude où je suis que mon état ne changera point, j'ay écrit à me de Pompadour et je luy ai mandé, que n'ayant reçu aucun ordre positif de S. M., étant revenu en France uniquement pour aller à Plombieres, ma santé empirant, et ayant besoin d'un autre climat je comptois qu'il me serait permis d'achever mes voiages. Je luy ay ajouté que comme elle avait peu le temps d'écrire je prendrais son silence pour une permission. Je vous rends un compte exact de tout. J'ay tâché de me préparer quelq. issues, et de ne me pas fermer la porte de ma patrie. J'ay tâché de n'avoir point l'air d'être dans le cas d'une désobéissance. L'Electeur palatin et made la duchesse de Gotha m'attendent. Je n'ay ny refusé ny promis. Vous aurez certainement la préférence, si je peux venir vous embrasser sans être dans ce cas de désobéissance. En attendant que de tant de démarches délicates je puisse en faire une, il faut songer à me procurer s'il est possible un peu de santé. J'ignore encor si je pourai aller au mois de may à Plombiere. Pardon de vous parler si longtemps de moy, mais c'est un tribut que je paye à vos bontez. J'ay peur que ce tribut ne soit bien long.
J'enverrai incessamment ce second tome des annales, je n'attens que quelques cartons. Adieu mon cher ange, adieu le plus aimable et le plus juste des hommes, mille tendres respects à me Dargental. Ah j'ay bien peur que l'abbé ne reste longtemps dans sa campagne.
V.