à Strasbourg 24 septembre [1753]
Madame,
Votre lettre du 17 septembre est un nouvau lien qui m'attache à votre altesse sérénissime.
Elle ne doute pas que je ne voulusse venir mettre à ses pieds dans l'instant tous les Henris, et tous les Federics du monde avec celuy qui les a peints ou barbouillez. Je crois luy avoir déjà mandé que deux graves professeurs d'histoire examinaient scrupuleusement l'ouvrage pour voir si c'est le 25 ou le 26 d'un tel mois que telle sottise arriva il y a six siècles. Ces minuties seront pour les sots dont ce monde est plein, et L'intérest, si l'on peut en mettre dans un tel ouvrage, les grands tableaux, la connaissance des hommes et des temps, l'histoire de l'esprit humain seront pour votre altesse sérénissime, et pour la grande maîtresse des coeurs.
Je n'ay àprésent qu'une seule copie de cette histoire. Il faudrait plus de Deux mois pour la transcrire; elle sera imprimée en aussi peu de temps qu'il en faudrait pour la copier à la main. V. a. Se pense bien que je ne ferai pas imprimer la Dédicace sans la luy avoir envoyée auparavant, et sans recevoir ses ordres.
Quant au Federic d'aujourduy, il me traitte à peu près comme Federic second traitta son chancelier des Vignes à cela près qu'il ne m'a pas fait crever les yeux. Je voudrais bien que la grande maîtresse des cœurs en eût d'aussi bons que moy, c'est tout ce qui me reste. Mais ces yeux là sont fort à plaindre de ne pouvoir àprésent dire aux vôtres madame combien mon cœur est pénétré de reconnaissance pour vos bontez et d'attachement pour votre personne. Pourquoy ne pourais-je pas venir cet hiver aporter à vos pieds vos empereurs imprimez?
En attendant madame j'espère que du moins les chemins seront libres, et que votre maigre don Guichotte ne trouvera plus d'Yangois sur la route. C'est probablement tout ce que l'on peut attendre des négociations de M. le comte de Gotter. Il y a des blessures qu'on ne guérit jamais, et permettez moy de le dire, le tort du roy de Prusse est trop grand pour qu'il le répare. Si votre altesse sérénissime a envoyé ma lettre ostensible, elle produira une explication; cette explication ne produira rien, parce que Le roy se bornera à vouloir avoir raison. Vous sentez bien madame qu'un Roy a toujours plus d'amour propre que d'amitié. Que pui-je d'ailleurs exiger de luy? On me lapiderait en France si je retournais à sa cour. Je ne le pourais avec bienséance, qu'en ces qu'il fît une satisfaction éclatante à ma nièce, qu'il punît Freitag et Smith, et qu'il me rappelât avec distinction, seulement pour venir passer quinze jours avec luy. Or tout cela est incompatible avec son rang, et encor plus avec son caractère. Il faut donc que je me borne à l'espérance de l'adoucir; et il ne me faut assurément madame d'autre cour que la vôtre. La négociation réussira sûrement si elle se borne à persuader le roy de Prusse de mon respect, et à luy inspirer de la modération. Ce sera baucoup, ce sera une nouvelle obligation que je vous aurai madame. Je sens un plaisir infini à vous devoir tout. Voicy l'imprimé que v. a. s. a demandé, avec un manuscrit qui a paru assez plaisant.
Je me mets à vos pieds, et à ceux de votre auguste famille.
V.