1753-06-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Quand vous saurez mon cher ange touttes les persécutions cruelles que Maupertuis m'a attirées, vous ne serez pas surpris que j'aye été si lomgtemps sans vous écrire.
Quand vous saurez que j'ay toujours été en route ou malade et que j'ay compté venir bientôt vous embrasser, vous me pardonnerez encor davantage, et quand vous saurez le reste vous plaindrez bien votre vieil amy. Je vous adresse ma lettre à Paris sachant bien qu'un conseiller d'honneur n'entre point dans la querelle des conseillers ordinaires, et est trop sage pour voiager. J'ay voiagé mon cher et respectable amy, et le pigeon a eu l'aile cassée, avant de revenir au colombier. Je suis d'ailleurs forcé de rester encor quelque temps à Francfort où je suis tombé malade. J'ay apris en passant par Cassel que Maupertui y avait séjourné quatre jours, sous le nom de Bonnel, et qu'il y avait fait imprimer un libelle de la Baumelle sous le titre de Francfort, revu et corrigé par luy. Vous remarquerez qu'il imprimait cet ouvrage au mois de may sous le nom de la Baumelle dans le temps que ce la Baumelle était à la Bastille dès le mois d'avril. C'est bien mal calculer pour un géomètre. Il l'a envoyé à M. le duc de Saxe Gotha lorsque j'étois chez ce prince. C'est encor un mauvais calcul. Cela n'a fait que redoubler les bontez que m. le duc de Saxe Gotha et toutte sa maison avaient pour moy. Voylà une étrange conduitte pour un président d'académie. Il est nécessaire pour ma justification qu'on en soit instruit. Ce sont là de ses artifices, et c'est ainsi à peu près qu'il en usait avec d'autres personnes lors qu'il mettait le trouble dans l'académie des sciences. Cette vie cy mon cher ange me paraît un peu orageuse; nous verrons si l'autre sera plus tranquille. On dit qu'autrefois il y eut une grande bataille dans ce pays là, et vous savez que la discorde habitait dans l'Olimpe. On ne sait où se fourer. Il fallait rester avec vous. Ne me grondez pas, je suis trop bien puni, et je le suis surtout par mon cœur. Je m'imagine que vous et madame Dargental et vos amis, vous me plaignez autant que vous me condamnez. Madame Denis est à Strasbourg, et moy à Francfort, et je ne puis l'aller trouver. Je suis arrivé avec les jambes et les mains enflées. Cette petite addition à mes maux n'accomode point en voiage. Je resteray à Francfort dans mon lit tant qu'il plaira à dieu. Adieu mon cher ange, je baise à tout tant que vous êtes le bout de vos ailes avec tendresse et componction. Il est très cruellement probable que je pouray rester icy assez de temps pour y recevoir la consolation d'une de vos lettres, au lieu d'avoir celle de vous venir embrasser.

V.