1752-04-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Henri Samuel Formey.

Je réponds à toutes vos questions.
La plupart des anecdotes sur mlle Lenclos sont vraies, mais plusieurs sont fausses. On a oublié d'elle un trait qui prouve qu'à vingt ans elle était bien philosophe. Elle eut alors une maladie qui la réduisit à l'extrêmité. Ses amis pleuraient de la voir mourir si jeune. Hélas, dit elle, je ne laisse au monde que des mourants. L'article de son testament dont vous me parlez n'est point un roman, elle me laissa deux mille francs; j'étais enfant, j'avais fait quelques mauvais vers qu'on disait bons pour mon âge. L'abbé de Chateauneuf, frère de celui que vous avez vu ambassadeur à la Haie, m'avait mené chez elle, & je lui avais plu je ne sais comment. C'est ce même abbé de Chateauneuf qui avait été son dernier amant, mais à qui cette célèbre vieille ne donna point ses tristes faveurs à l'âge de soixante & dix ans comme on l'a dit. Vous devez d'ailleurs être persuadé que les lettres qui courent ou plutôt qui ne courent plus sous son nom, sont au rang des mensonges imprimés. Il est vrai qu'elle m'exhorta à faire des vers; elle aurait dû plutôt m'exhorter à n'en pas faire. C'est un métier trop dangereux, & la misérable fumée de la réputation fait trop d'ennemis & empoisonne trop la vie. La carrière de Ninon qui ne fit point de vers, & qui eut & donna longtemps beaucoup de plaisir, est assurément préférable à la mienne.

On pouvait se passer d'écrire en forme sa vie, mais du moins on a observé la bienséance de ne l'écrire que longtemps après sa mort. Les biographes qui ont écrit ma prétendue histoire, dont vous me parlez, se sont un peu pressés, & me font trop d'honneur. Il n'y a pas un mot de véritable dans tout ce que ces messieurs ont écrit. Les uns ont dit d'après l'équitable & véridique abbé des Fontaines que je ressemblais à Virgile par ma naissance, & que je pouvais dire apparemment comme lui

O fortunatos nimium sua si bona norint,
agricolas!

Je pense sur cela comme Virgile, & tout me parait fort égal. Mais le hasard a fait que je ne suis pas né dans le pays des églogues & des bucoliques. Dans une autre vie qu'on s'est avisé de faire encore de moi comme si j'étais mort, on me dit fils d'un porte-clefs du parlement de Paris. Il n'y a point de tel emploi au parlement. Mais qu'importe? On ajoute une belle aventure d'un carosse avec l'épouse de mr le duc de Richelieu dans le temps qu'il était veuf. Tous les autres contes sont dans ce goût, & j'aime autant les amours du révèrend père de la Chaize avec mlle du Tron. On ne peut empêcher les barbouilleurs de papier d'écrire des sottises, les libraires hollandais de les vendre & les laquais de les lire.

L'article du journal des savants dont il est question, n'est point dans le journal de Paris; il est dans celui qu'on falsifie à Amsterdam & se trouve sous l'année 1750. Le parlement a condamné, dit ce journal, l'histoire de Louis XI de Mr. Du Clos, successeur de Mr. de Voltaire dans la place d'historiographe de France, à cause de ce passage: la dévotion fut de tout tems l'asile des reines sans pouvoir. Ce sont deux calomnies. On en ajoute une troisième, c'est que je suis exilé de France, & réfugié en Prusse. Quand cela serait, il me semble que ce ne serait pas une de ces vérités instructives qui sont du ressort du journal des savants. Le fait est que le roi de Prusse, qui m'honore de ses bontés depuis quinze ans, m'a fait venir auprès de lui, qu'il a fait demander au roi mon maître par son envoyé que je pusse rester à sa cour en qualité de son chambellan, que j'y resterai tant que je pourrai lui être de quelque utilité dans son goût pour les belles lettres & que ma mauvaise santé & mon âge me permettront de profiter de ses lumières & de ses bontés, que le roi mon maître en me cédant à lui, m'a daigné accorder une pension & m'a conservé la charge de gentilhomme ordinaire de sa chambre. J'en demande pardon aux calomniateurs & à ceux qui se mêlent d'être jaloux; mais la chose est ainsi. Je n'y puis que faire; & j'ajoute qu'un homme de lettres serait bien indigne de l'être s'il était entêté de ces honneurs, et s'il n'était pas toujours aussi prêt à les quitter que reconnaissant envers ceux qui l'en ont comblé.

Je vous envoie un exemplaire de l'édition que l'on a faite à Paris de mes œuvres bonnes ou mauvaises. C'est de toutes la plus passable, il y a pourtant bien des fautes. Une des plus grandes est d'y avoir inséré quatre chapitres du siècle de Louis XIV, qui est imprimé aujourd'hui séparément. C'est un double emploi; & il est bien vrai, surtout en fait de livres, qu'il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité. C'est par cette raison que je me donnerai bien de garde de vous envoyer les petites pièces fugitives que vous me demandez. Tous ces vers de société ne sont bons que pour les sociétés seules & pour les seuls moments où ils ont été faits. Il est ridicule d'en faire confidence au public. De quoi s'est avisé ce compilateur des lettres de la reine Christine de grossir son énorme recueil d'une lettre que j'écrivis il y a quelques années à la reine de Suède d'aujourd'hui? comment a-t-il pu en estropier les vers au point où il l'a fait? Le public n'avait pas plus à faire de ces vers que de la plupart des lettres inutiles de la chancellerie de la reine Christine. Il est vrai qu'en écrivant à la reine Ulrique avec cette liberté que ses bontés & la poésie permettent, je feignais que Christine m'avait apparu & je disais:

A sa jupe courte & légère,
A son pourpoint, à son collet,
Au chapeau garni d'un plumet,
Au ruban ponceau qui pendait
Et par devant & par derrière,
A sa mine galante & fière
D'amazone & d'aventurière,
A ce nez de consul romain,
A ce front altier d'héroïne,
A ce grand œil tendre & hautain,
Moins beau que le vôtre et moins fin,
Soudain je reconnus Christine,
Christine des arts le soutien,
Christine qui céda pour rien
Et son royaume & votre église,
Qui connut tout & ne crut rien,
Que le saint père canonise,
Que damne le luthérien,
Et que la gloire immortalise.

Voilà, monsieur, le morceau de cette lettre que le compilateur a falsifié. Ne vous fiez point à ces mains lourdes qui fanent les fleurs qu'elles touchent. Mais comptez que la plupart de toutes ces petites pièces sont des fleurs éphémères qui ne durent pas plus que les nouveaux sonnets d'Italie & nos bouquets pour Iris. On n'a que trop recueilli de ces bagatelles passagères dans toutes les misérables éditions qu'on a données de moi, & auxquelles dieu merci je n'ai aucune part. Soyez persuadé que de même qu'on ne doit pas écrire tout ce que les rois ont fait, mais seulement ce qu'ils ont fait de digne de la postérité; de même on ne doit imprimer d'un auteur que ce qu'il a écrit de digne d'être lu. Avec cette règle honnête il y aurait moins de livres & plus de goût dans le public. J'espère que la nouvelle édition qu'on a faite à Dresde sera meilleure que toutes les précédentes. Ce sera pour moi une consolation dans le regret que j'ai d'avoir trop écrit.

J'aurais voulu supprimer beaucoup de choses qui échappent à l'esprit dans la jeunesse & que la raison condamne dans un âge avancé. Je voudrais même pouvoir supprimer les vers contre Rousseau, qui se trouvent dans l'épitre sur la calomnie, parce que je n'aime à faire des vers contre personne, que Rousseau a été malheureux, & qu'en bien des choses il a fait honneur à la littérature française. Mais il me réduisit malgré moi à la nécessité de répondre à ses outrages par des vérités dures. Il attaqua presque tous les gens de lettres de son temps qui avaient de la réputation; ses satires n'étaient pas comme celles de Boileau des critiques de mauvais ouvrages, mais des injures personnelles & atroces. Les termes de bélitre, de maroufle, de louve, de chien, déshonorent ses épitres, dans lesquelles il ne parle que de ses querelles. Ces basses grossièretés révoltent tout lecteur honnête homme, & font voir que la jalousie rongeait son cœur du fiel le plus âcre & le plus noir. Voici les deux volumes intitulés le portefeuille. Ce n'est qu'un recueil de mauvaises pièces dont la plupart ne sont point de Rousseau. Il n'y a que la rage de gagner quelques florins qui ait pu faire publier cette rapsodie. La comédie de l'Hypocondre est de lui; & c'est apparemment pour décrier Rousseau qu'on a imprimé cette sottise. Il avait voulu à la vérité la faire jouer à Paris; mais les comédiens n'ayant osé s'en charger, il n'osa jamais l'imprimer. On ne doit pas tirer de l'oubli de mauvais ouvrages que l'auteur y a condamnés.

Vous serez plus fâché de voir dans ce recueil une lettre sur la mort de la Motte, où l'on outrage la mémoire de cet académicien distingué, l'accusant des manœuvres les plus lâches & lui reprochant jusqu'à la petite fortune que son mérite lui avait acquise. Cela indigne à la fois & contre l'auteur & contre l'éditeur.

Ceux qui ont fait imprimer le recueil des lettres de Rousseau devaient pour son honneur les supprimer à jamais. Elles sont dépourvues d'esprit & très souvent de vérité. Elles se contredisent: il dit le pour et le contre: il loue & il déchire les mêmes personnes: il parle de dieu à des gens qui lui donnent de l'argent, & il envoie des satires à Brossette qui ne lui donne rien.

La véritable cause de sa dernière disgrâce chez le prince Eugène, puisque vous la voulez savoir, vient d'une ode intitulée la Palinodie qui n'est pas assurément son meilleur ouvrage. Cette petite ode était contre un maréchal de France ministre d'état, qui avait été autrefois son protecteur. Ce ministre mariait alors une de ses filles au fils du maréchal de Villars. Celui-ci informé de l'insulte que faisait Rousseau au beau-père de son fils, ne dédaigna pas de l'en faire punir toute misérable qu'elle était. Il en écrivit au prince Eugène, & ce prince retrancha à Rousseau la pension qu'il avait la générosité de lui faire encore, quoiqu'il crût avoir sujet d'être mécontent de lui, dans l'affaire qui fit passer le comte de Bonneval en Turquie. Madame la maréchale de Villars, dont je serais forcé d'attester le témoignage s'il en était besoin, peut dire si je ne tâchai pas d'arrêter les plaintes de mr le maréchal, & si elle même ne m'imposa pas silence en me disant que Rousseau ne méritait point de grâce. Voilà des faits, monsieur, & des faits authentiques. Cependant Rousseau crut toujours que j'avais engagé mr le maréchal de Villars à écrire contre lui au prince Eugène.

Si je ne fus pas la cause de sa disgrâce auprès de ce prince, je vous avoue que je fus cause malgré moi qu'il fut chassé de la maison de monsieur le duc d'Aremberg. Il prétendit dans sa mauvaise humeur que je l'avais accusé auprès de ce prince d'être en effet l'auteur des couplets pour lesquels il avait été banni de France. Il eut l'imprudence de faire imprimer dans un journal de du Sauzet cette imposture. Je me sentis obligé pour toute explication d'envoyer le journal à mr le duc d'Aremberg, qui chassa Rousseau sur ce seul exposé. Voilà pour le dire en passant, ce qu'a produit la détestable & honteuse licence qu'on a prise trop longtemps en Hollande d'insérer des libelles dans des journaux, & de déshonorer par ces turpitudes un travail littéraire imaginé en France pour avancer les progrès de l'esprit humain. Ce fut ce libelle qui rendit les dernières années de Rousseau bien malheureuses. La presse, il le faut avouer, est devenue un des fléaux de la société, & un brigandage intolérable.

Au reste, monsieur, je vous l'avouerai hardiment, quoique je ne me fusse jamais ouvert à mr le duc d'Aremberg sur ce que je pensais des couplets infâmes, & de la subornation de témoins, qui attirèrent à Rousseau l'arrêt dont il fut flétri en France, cependant j'ai toujours cru qu'il était coupable. Il savait que je pensais ainsi; & c'était une des grandes sources de sa haine; mais je ne pouvais avoir une autre opinion. J'étais instruit plus que personne; la mère du petit malheureux qui fut séduit pour déposer contre Saurin servait chez mon père, c'est ce que vous trouverez dans le factum fait en forme judiciaire par l'avocat du Cornet en faveur de Saurin. J'interrogeai cette femme, & même plusieurs années après le procès criminel. Elle me dit toujours que dieu avait puni son fils pour avoir fait un faux serment & pour avoir accusé un homme innocent; & il faut remarquer que ce garçon ne fut condamné qu'au bannissement en faveur de son âge & de la faiblesse de son esprit. Je n'entre point dans le détail des autres preuves, vous devez présumer qu'il est bien difficile que deux tribunaux aient unanimement condamné un homme dont le crime n'eût pas paru avéré. Si vous voulez après cette réflexion songer quelle bile noire dominait Rousseau, si vous voulez vous souvenir qu'il avait fait contre le directeur de l'opéra, contre Bérin, contre Pécour & d'autres, des couplets entièrement semblables à ceux pour lesquels il fut condamné, si vous observez que tous ceux qui étaient attaqués dans ces couplets abominables, étaient ses ennemis & les amis de Saurin, votre conviction sera aussi entière que celle des juges. Enfin quand il s'agit de flétrir ou le parlement ou Rousseau, il est clair qu'après tout ce que je viens de vous dire il n'y a pas à balancer.

C'est à cet horrible précipice que le conduisirent l'envie & la haine dont il était dévoré. Songez y bien, monsieur, la jalousie quand elle est furieuse produit plus de crimes que l'intérêt & l'ambition.

Ce qui vous a fait suspendre votre jugement, c'est la dévotion dont Rousseau voulut couvrir sur la fin de sa vie de si grands égarements & de si grands malheurs. Mais lorsqu'il fit un voyage clandestin à Paris dans ses derniers jours, & lorsqu'il sollicitait sa grâce il ne put s'empêcher de faire des vers satiriques, bien moins bons à la vérité que ses premiers ouvrages, mais non moins distillant l'amertume & l'injure. Que voulez vous que je vous dise? La Brinviliers était dévote & allait à confesse après avoir empoisonné son père; & elle empoisonnait son frère après la confession. Tout cela est horrible. Mais après les excès où j'ai vu l'envie s'emporter, après les impostures atroces que je l'ai vu répandre, après les manœuvres que je lui ai vu faire, je ne suis plus surpris de rien à mon âge.

Adieu, monsieur. Vous trouverez dans ce paquet des lettres de mr de la Rivière. Je l'ai connu autrefois: il avait un esprit aimable; mais il n'a bien écrit que contre son beau-père. C'est encore là une affaire bien odieuse du côté de Bussi-Rabutin. Le factum de la Rivière vaut mieux que les sept tomes de Bussi; mais il ne fallait pas imprimer ses lettres, &c.