[January/February 1757]
J'entre dans vos peines, monsieur, et je les partage d'autant plus que je les ai malheureusement renouvelées, en cherchant la vérité.
Le doute par lequel je finis l'article de La Motte n'est point une accusation contre feu monsieur votre père. Au contraire, je dis expressément qu'il ne fut jamais soupçonné de la plus légère satire pendant plus de trente [années] écoulées depuis ce funeste procès. J'aurais dû dire qu'il n'en fut jamais soupçonné dans le public; car je vous avouerai, avec cette franchise qui règne dans mon Histoire, et je vous confierai à vous seul, qu'il me récita des couplets de sa façon contre La Motte; et voici la fin d'un de ces couplets dont je me souviens:
Je ne ferai jamais usage de cette anecdote; mais vous devez sentir que mon doute est sincère; et il faut bien qu'il le soit, puisque je l'expose à vous même. Vous devez sentir encore de quel poids est le testament de mort du malheureux Rousseau. Il faut vous ouvrir mon cœur: je ne voudrais pas, moi, à ma mort, avoir à me reprocher d'avoir accusé un innocent; et, soit que tout périsse avec nous, soit que notre âme se réunisse à l'être des êtres après cette malheureuse vie, je mourrais avec bien de l'amertume, si je m'étais joint malgré ma conscience aux cris de la calomnie.
Il y a ici une autre considération importante à faire. On m'avait assuré votre mort il y a quelques années, et je vous avais regretté bien sincèrement. J'ai peu de correspondance à Paris, que je n'ai jamais aimé, et où j'ai très peu vécu. Je n'ai appris que par votre lettre que vous étiez encore en vie. Je me trouve dans la même ville où monsieur votre père habita longtemps: car je passe mes étés dans une petite terre auprès de Genève, et mes hivers à Lausanne. Je vois de quelle conséquence il est pour vous que les accusations consignées contre la mémoire de monsieur votre père dans le supplément au Bayle, dans le supplément au Moréri, et dans les journaux, soient pleinement réfutées. Le temps est venu où je peux tâcher de rendre ce service, et peut-être n'y a-t-il point d'ouvrage plus propre à justifier sa mémoire, qu'une histoire générale aussi impartiale que la mienne. On en fait actuellement une seconde édition; et, quoique le septième volume soit imprimé, je me hâterai de faire réformer la feuille qui renferme l'article de monsieur Joseph Saurin. Il y a encore, à la vérité, quelques vieillards de Lausanne qui sont bien rétifs; mais j'espère les faire taire, et le témoignage d'un historien qui est sur les lieux sera de quelque poids.
Il ne s'agit ici d'accuser personne; il s'agit de justifier un homme dont la famille subsiste, et dont la famille mérite les plus grands égards. Mais je ne ferai rien sans savoir si vous le voulez; et si les mêmes considérations qui ont retenu votre plume ne vous portent pas à arrêter la mienne. Parlez moi avec la même liberté que je vous parle. Si vous avez quelque chose de particulier à me faire connaître sur l'affaire des couplets, instruisez moi, éclairez moi, et mettez mon cœur à son aise.
Boindin était un fou atrabilaire. Le complot qu'il suppose entre un poète, un géomètre et un joaillier est absurde; mais la déclaration de Rousseau en mourant est quelque chose. Je voudrais savoir si monsieur votre père n'en a pas fait une de son côté. En ce cas, il n'y aurait pas à balancer entre son testament soutenu d'une sentence juridique et le testament d'un homme condamné par la même sentence.
Enfin tous deux sont morts, et vous vivez; c'est votre honneur, c'est votre repos qui m'intéresse.
On me mande que le libraire Lambert travaille à une édition de l'Essai sur l'histoire générale. Vous pourriez vous informer de ce qui en est. J'enverrais à Lambert un article sur monsieur votre père. Comptez que ce sera une très grande satisfaction pour moi de pouvoir vous marquer les sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être etc.
Voltaire