1741-09-08, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à — Seguy.

Je vous avoüe, Monsieur, que je pense fort différemment de Vous sur les devoirs de l'amitié, et que je croirois en remplir un des plus sacrés, et en même tems un de ceux de la vie civile, en étouffant autant qu'il seroit en moi une querelle aussi peu séante que celle qui a été entre les deux personnes pour les quelles nous nous interressons.
Je sens à merveille qu'il faut repousser la Calomnie et se justifier d'un fait injurieux qu'on nous impute, ainsi je ne suis point étonnée que Vous fassiez tous vos efforts pour justifier votre ami de l'imputation des couplets, par exemple; mais dans la querelle dont il s'agit, on n'a imputé aucun fait nouveau à son ennemi, on Lui a reproché les faits notoires, ou du moins qui passoient pour tels. Il est juste de le justifier de ces faits s'il est posible, mais sera-ce en raportant de nouveaux faits de la même nature, qui font tort à ses moeurs sans faire honeur à son esprit? ce sera au contraire laisser dans ses ouvrages une preuve subsistante contre lui, et qui déposera contre sa justification, Semel malus semper prœsumitur malus, maxime in eodem genere mali; il faut pardonner à une plaideuse de citer des axiomes de droit. Aucune des pièces qui ont été faites contre votre ami ne sont restées dans les Ouvrages de celui qui a été son ennemi, et il me semble que cela doit suffire pour faire banir de ses Oeuvres, et sur tout d'une Edition donnée par un homme comme Vous tout ce qui a raport à cette malheureuse querelle. Ce n'est pas que je me refuse à la voïe de conciliation que Vous m'offrez. J'ai crû devoir vous exposer ma façon de penser, parcequ'il me semble qu'elle est fondée sur de si bonnes raisons, qu'elle ne peut manquer de faire impression sur un aussi bon esprit que le Vôtre. Mais quoiqu'à vôtre place je n'eusse pas besoin de la Lettre que vous désirez pour m'imposer silence sur cette querelle, puisque ce seroit l'intérêt même de mon ami qui me ferait en dérober le souvenir, Cependant je voudrois pouvoir disposer Monsr de Voltaire à ce que vous désirés, et peutêtre y parviendroi je si j'avois une Lettre de Vous que je puis montrer à Mr de Voltaire. Je vous suplie donc de m'écrire la Lettre que je vous demande, et je ne perdrai pas un moment à vous en mander l'effet. Vous sentez bien qu'il ne m'a pas été possible de Lui montrer celle à laquelle je répons.

Quant à ce qui regarde mon père, ses bontés pour Rousseau dans les derniers tems de sa vie ne m'étoient point inconnuës. Il aimoit ses talens, et il ne pouvoit être longtems irrité. J'étois moi même dans la croïance que les Vers qu'on lui reprochoit contre mon père étoient une Calomnie, mais Madame la Duchesse de St Pierre, qui vit encore, m'a dit, que Rousseau les Lui avoit avoüés en Suisse où elle le vit. Cela acheva de me déterminer à ne le jamais voir même en maison tierce. J'avoüe que je serois au désespoir que vous renouvellassiez une querelle assoupie, et qui m'a toujours fait une peine extrême. Je me flatte que Vous aurés quelqu'égard à l'affliction que cela me causeroit. Je n'oublierai rien pour porter les choses au point où vous les désirés, et j'espère que Vous voudrés bien vous prêter à la façon dont vous sentez bien que cette demande doit être tournée pour être séante. Soyez je Vous suplie persuadé Monsieur de tous les sentiments avec lesquels je suis votre très humble et très obéissante servante

Breteuil du Chatellet

Voulés vous bien me faire le plaisir de remettre ce Billet à notre hersique.