A Potsdam [June/July 1751]
J'ai reçu assez tard monsieur à Potsdam un paquet qui a redoublé mon attachement pour vous et qui a augmenté mon envie de faire un petit tour d'une des collines du parnasse où je suis à L'autre que vous habitez.
Savez vous bien qu'il y a des choses admirables dans ce que vous m'avez envoyé, et que si le cœur vous en dit, vous pouvez faire de cet ouvrage quelque chose qui mettra le nom de Chimene aussi en vogue au théâtre qu'il y a jamais été? Je vis auprès d'un monarque qui a fait tant d'honneur aux lettres, que je ne m'étonne plus de voir qu'on fait dans la maison du cardinal Ximenes ce qu'on fait dans celle du Vitikind. Je voudrais pouvoir raisonner avec vous papier sur table comme je fais quelquefois avec ce grand homme. Il faudrait un volume pour s'entendre de si loin, encor ne s'entendrait on guères. Permettez donc que je réserve pour le mois d'octobre le plaisir de vous entretenir sur ce que vous m'avez confié. J'aurois voulu pouvoir profiter du voiage que le roy de Prusse a fait à Cleves pour venir faire un tour à Paris. Mais je suis accablé de travail, je n'ay pas un moment à perdre. Mon voiage aurait été trop court, et j'ay promis au roy de Prusse de rester auprès de luy jusqu'au mois d'octobre. Je luy tiendray parole, et je n'y aurai pas grand mérite. Il daigne faire le bonheur de ma vie, et si j'avais imaginé un plan pour arranger ma destinée et une manière de vivre conforme à mon humeur, à mes goûts, à mon âge, à ma mauvaise santé, je n'en aurais pas choisi d'autre. S'il plaisait seulement à la nature de me traitter comme fait le roy de Prusse, je croirais être en paradis, mais des maladies continuelles gâtent tout le bien que fait un grand roy. Je luy ay sacrifié du meilleur de mon cœur l'envie que j'avais de voir l'Italie, et de passer par la France. Mais ce qui est différé n'est pas perdu. Il faut qu'un être pensant ait vu Rome et le roy de Prusse, et ait vécu à Paris. Après cela on peut mourir quand on veut.
Comptez monsieur que je mets au nombre des choses qui me font aimer ce monde, les belles choses que vous m'avez envoyées et dont j'ay grande envie de vous parler à tête reposée; mille respects à madame votre mère; comptez sur les sentiments inaltérables de
V.