1751-01-22, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Il se peut bien mon cher ami que j'aye eû tort de vous tant gronder, mais que voulés vous?
Mr de Racine a dit ce que vous auriés dit s'il vous l'avoit laissé à dire,

La douleur est injuste et toutes les raisons
Qui ne la flattent pas aigrissent ses soupçons.

Comment puije tout perdre et entendre raison? Vous m'avés percé le coeur en m'abandonant. L'espérance de vous revoir me restoit, vous me l'avés enlevé. J'ai trop été la duppe de ma confiance, je ne crois plus rien. Le mois de mars aura beau venir, vous n'en partirés pas davantage, mais je ne vous ferai plus de reproches, il ne faut point se bouder quand on n'est pas à portée de s'éclaircir.

Un mari sur le retour disoit à sa femme aussi âgée que luy, ma femme ne nous brouillons point, nous n'avons plus de quoi nous raccomoder. Les absents ressemblent à ce ménage, il ne faut point se quereller quand on est éloigné de trois cent lieues. Je ne sçaurois pourtant avoir la complaisance d'admettre votre sistème de fatalité, fut t'il vrai on ne doit pas en convenir. Ce sont de ces vérités qui ne sont pas bonnes à dire et dont les conséquences ont trop d'inconvénients. Quoi, c'est vous, vous qui avés réduit Pascal en poudre qui soutenés un point de la doctrine des Jansenistes?

Cepandant dans le tems que j'attaque votre sistème j'en sens la vérité sur un article, c'est que je vous aime malgré que j'en aye et quoique vous me rendiés ce sentiment bien douloureux. Me d'Argental pense de même et comme il vaut mieux céder de bonne grâce elle me charge de vous faire mille amitiés. Sa santé est un peu meilleure, les gouttes qu'elle vous avoient demandé luy auroient fait tout un autre bien si elles avoient été apportées par vous, mais encor une fois il faut se garder de l'espérance, il en coûte trop cher quand elle est trahie. L'abbé Mr de Choiseul etc. me chargent d'une infinité de choses pour vous. Nous avons passé hier la soirée avec Me Denis, je la vois le plus souvent qu'il m'est possible. Outre que je la trouve très aimable c'est un peu vous voir que d'être avec elle. On lit, on relit vos lettres, on parle de vous sans cesse, on goûte enfin la seule consolation dont l'absence soit susceptible. Me Denis vous a mandé où l'on en est pour votre édition. J'ai été infiniment content de ma conversation avec Mr de Malsherbes. Si nous avions eû le choix pour mettre quelq'un à la tête de la librairie nous n'en aurions pas nommé d'autre. Il aime passionément les lettres, il est fou de vous ouvrages, il ne connoit ny la pédanterie ny les scrupules, il hait cordialement les faiseurs de libels et a le plus profond mépris pour les brochures périodiques. La seule chose fâcheuse c'est qu'il n'est pas entièrement le maitre, mais cet inconvénient n'ira qu'à l'obliger de faire les choses avec un peu plus de tournure et de circonspection. Je ne raffole pas des spectacles autant que vous le pensés, il y a des tems infinis que je n'ai été à la comédie. Belcour m'en chasse, c'est bien le beau le plus triste, le plus froid, le plus insipide, le plus ennuieux qui ait jamais existé.

Adieu mon très cher ami, aimés moy ou dumoins tâchés de me le persuader.