1750-12-01, de Élie Catherine Fréron à Voltaire [François Marie Arouet].

Mr Morand m'a communiqué, monsieur, la lettre que vous lui avez écrite pour lui annoncer la disgrâce de d'Arnaud.
J'ai été assez étonné de me voir l'objet des trois quarts de cette lettre, et de m'y trouver représenté comme un homme occupé à répandre ici des calomnies absurdes et des infamies contre vous. Si j'étais connu de vous, monsieur, vous vous seriez interdit ces expressions indignes de vous et de moi, et vous ne m'auriez pas fait jouer si libéralement le rôle de calomniateur. Il est faux que d'Arnaud m'ait écrit que dans la préface mise sous son nom à la tête d'une édition encore nouvelle de vos œuvres, il y avait des traits contre ce pays-ci, et que ces traits étaient de vous. Voici ce qu'il m'a mandé. 'Je vous avertis d'une chose en passant. Il paraît une édition des œuvres de Mr de Voltaire avec une préface sous mon nom, laquelle préface est corrompue et altérée. Je ne reconnais plus mon ouvrage. On a ajouté des choses qui ne sont point dans l'original. Lorsque vos feuilles paraîtront, je vous recommande, cher ami, d'insérer ce désaveu qui est d'une très grande conséquence pour moi, et de dire que c'est sans doute la faute de quelque éditeur. Mr de Voltaire a mon manuscrit de ma main; il n'a qu'à le montrer.' Je vous rapporte mot pour mot, monsieur, les propres paroles de d'Arnaud. Vous voyez qu'il n'y est point question de traits satiriques, dont vous soyez l'auteur. Quelques personnes à qui je n'ai pas fait difficulté de montrer un article aussi simple, sans y rien ajouter, auront sans doute présumé sur cette expression, désaveu qui est d'une très grande conséquence pour moi, qu'il fallait qu'il y eût des traits hardis dans cette préface. Elles auront pris pour des vérités leurs conjectures, sur lesquelles l'imagination échappée de ceux qui vous ont écrit, sans rien approfondir, aura bâti le ridicule roman qu'ils vous ont envoyé. J'ai fait ce que j'ai pu pour désabuser tout le monde, en protestant qu'il n'y avait pas un mot de vrai de tout ce qu'on débitait au sujet de cette lettre. Mais qui peut arrêtre le torrent des sots bruits de Paris? Croyez monsieur, que cette absurde imposture est l'ouvrage de vos ennemis, de ceux de d'Arnaud, et des miens; des vôtres, pour troubler le loisir heureux et mérité, dont vous jouissez à la cour d'un grand roi; de ceux de d'Arnaud, pour vous éloigner de lui, vous son protecteur et son appui; des miens, pour me rendre odieux et méprisable, en me prêtant des discours impertinents que je n'ai jamais tenus, et qui démentiraient mon caractère. Je me flatte que vous me saurez gré de vous avoir exposé la simple vérité. J'ai cru devoir cette satisfaction à vous monsieur, à d'Arnaud & à moi même.

Je vous remercie, monsieur, de la bonté que vous avez d'inspirer à mon fidèle ami Mr Morand de me remontrer quel détestable emploi c'est de ne [se] servir de son esprit que pour tâcher de nuire &c. Mais je serais honteux et désespéré de mériter de pareilles remontrances. Je n'ai jamais eu la basse malignité de vouloir nuire à qui que ce soit, parce que je n'ai jamais porté envie à aucun talent, à aucune fortune. J'applaudis sincèrement à tous les succès; je vois avec transport honneurs et les bienfaits répandus sur le vrai mérite. Je sais (et l'on n'a pas eu besoin de me le dire) que l'emploi que j'ai quelque temps exercé, et que je ne fais plus depuis neuf mois, comme vous savez, est délicat, qu'il suscite une foule d'ennemis. Mais il y a longtemps que j'ai répondu comme Despreaux. On lui représentait aussi qu'il s'élèverait contre lui un monde d'ennemis: eh bien, dit il, je serai honnête homme et je ne les craindrai point. Je ne suis pas assez sottement vain pour me croire les talents de ce grand homme; mais je puis du moins aspirer à sa probité. Avec elle, monsieur, on ne redoute rien, pas même l'injustice. Si Boileau eut le courage de composer des satires, et des satires souvent personnelles, et si ce courage ne fut pas désapprouvé, pourrait on blâmer en moi celui de faire des critiques sages et polies des écrits qui peuvent être à ma portée. Mais ce n'est pas d'aujourd'hui que les auteurs sont intéressés à ériger en satire odieuse la censure la plus légère. Tous les gens sensés en savent faire la différence. Ayez, monsieur une assez bonne opinion des hommes, pour croire qu'un critique qui ne chercherait qu'à nuire à ses compatriotes, qu'à divertir un public malin, qu'à déshonorer les lettres et ceux qui les cultivent, serait peu lu, encore moins protégé. J'ai l'honneur d'être très parfaitement, monsieur, &c.