Paris, ce 10 janvier 1756
Vous me demandez, mon ami, quelques détails sur ma dernière entrevue avec m. de Voltaire; je satisfais d'autant plus volontiers à vos désirs, que ceux que l'on vous en a donnés sont inexacts.
Peu de temps après les premières représentations de l'Orphelin de la Chine, je fis un voyage à Ferney. Les journaux avaient parlé avec beaucoup d'éloge de ce nouvel ouvrage; mais m. de Voltaire voulut que je l'instruisisse des détails particuliers dont ils n'avaient pas fait mention, et je lui rendis le compte le plus vrai et le plus satisfaisant, en même temps, de l'enthousiasme que son Orphelin avait excité.
Après une conférence assez longue sur les scènes qui avaient produit le plus d'effet, il m'engagea à lui réciter mon rôle. J'adhérai avec plaisir à une proposition dont j'espérais tirer les plus grands avantages. Mon espoir effectivement ne fut pas trompé; mais je payai un peu cher la leçon que je reçus.
Notre petit comité se tint le lendemain. Animé par la présence du cercle qui m'environnait, je débitai mon rôle avec toute l'énergie tartarienne, comme je l'avais fait à Paris avec quelques succès. Je n'en étais pas néanmoins tellement occupé que je ne pusse observer l'impression que m. de Voltaire en ressentait; mais loin de voir, sur son visage, l'approbation que j'y cherchais, je démêlais, dans ses traits, l'empreinte d'une indignation et même d'une espèce de fureur qui, trop longtemps concentrée dans son âme, éclata enfin par une explosion terrible. 'Arrêtez', me cria-t-il, 'arrêtez…. Le malheureux! il me tue! il m'assassine'. A ces mots, prononcés avec cet accent énergique que vous lui connaissez, la société se lève, l'entoure, veut le calmer; mais il se livre de nouveau à toute sa colère, et les plus vives représentations ne purent la modérer: c'était un volcan que rien ne pouvait éteindre. Il sortit enfin, et courut s'enfermer dans son appartement.
Etourdi et confus d'une semblable scène, vous jugez, mon ami, que je n'étais pas curieux de m'exposer à une seconde. J'annonçai donc mon départ à madame Denis pour le jour suivant; ses instances ne purent changer ma résolution.
Toutefois, avant de partir, je fis demander à m. de Voltaire un moment d'entretien. 'Qu'il vienne, s'il veut', dit il: cette douce réponse n'était pas encourageante. J'entrai néanmoins chez lui: nous étions seuls; je lui annonçai mon départ, et lui témoignai mes regrets de n'avoir pas répondu à ses désirs dans le rôle qu'il m'avait confié: j'ajoutai que j'aurais reçu ses conseils avec reconnaissance. Ces mots parurent le calmer; il prit son manuscrit, et, dès la première scène, je reconnus combien je m'étais trompé dans la manière dont j'avais conçu mon personnage.
Je chercherais en vain à vous donner une idée des impressions profondes que m. de Voltaire grava dans mon âme, par le ton sublime, imposant et passionné, avec lequel il peignit les diverses nuances du rôle de Gengiskan. Muet d'admiration, il avait fini et j'écoutais encore; après quelques instants, il me dit d'une voix épuisée de fatigue: 'Etes vous bien pénétré maintenant, mon ami, du véritable caractère de votre rôle?' 'Je le crois, monsieur', lui répondis je, 'et demain vous pourrez en juger'. Je me livrai alors à de nouvelles études: elles obtinrent son suffrage; et les éloges les plus flatteurs furent le prix de ma docilité. J'étais glorieux, je vous l'avoue, de pouvoir, à mon tour, le pénétrer des mêmes sentiments qu'il m'avait fait éprouver. Toutes les passions que j'exprimais, se gravaient alternativement sur ses traits émus et attendris. Les expressions de son amitié furent aussi touchantes que celles de sa colère avaient été impétueuses, et je quittai Ferney, enchanté des nouvelles connaissances que je venais d'acquérir sur un rôle aussi beau et aussi difficile.
Je le rejouai à ma rentrée: une de mes camarades (à qui ma première erreur n'était pas échappée) ne put dissimuler son étonnement sur le nouvel effet que j'y produisis; et dit à quelques personnes: 'On voit bien qu'il revient de Ferney'.
Sans examiner le motif qui dictait cet éloge, je n'y fus pas moins sensible.
Tels sont, mon ami, les détails dont vous avez désiré être instruit.
Lekain