à Potsdam le 28 novbre [1750]
Mon cher ange vous me rendez bien la justice de croire que j'attens avec quelque impatience le moment de vous revoir, mais ny les chemins d'Allemagne, ny les bontez de Federic le grand, ny le palais enchanté où ma chevalerie errante est retenue, ny mes ouvrages que je corrige tous les jours, ny L'avanture de Darnaud ne me permettent de partir avant le 15 ou le 20 de décembre.
Madame Denis vous aura dit sans doute que pour prix de sa vanité et de sa lâche ingratitude Darnaud avoit ordre de partir des états du roy dans vingtquatre heures. Voylà un bel exemple, il a perdu une grande fortune pour avoir été fou et méchant. Il faut que L'envie soit bien le partage des gens de lettres puisque Darnaud a osé être jaloux. Quelle race que celle des barbouilleurs de papier!
Croiriez vous bien que votre chevalier de Mouhi s'est amusé à écrire quelquefois des sottises contre moy dans un petit écrit intitulé la bigarure? Je vous l'avois dit et vous n'aviez pas voulu le croire. Rien n'est plus vray ny si public. Il n'y a aucun de ces animaux là qui n'écrivit quelques pauvretez contre son amy pour gagner un écu et point de libraire qui n'en imprimât autant contre son propre frère. On ne fait pas assurément d'attention à la bigarure du chevalier de Mouhi, mais vous m'avouerez qu'il est fort plaisant que ce Mouhi me joue de ces tours là. Il vient de m'écrire une longue lettre, et il se flatte que je le placeray à la cour de Berlin. Je veux ignorer ses petites impertinences qu'on ne peut attribuer qu'à de la folie. Il ne faut pas se fâcher contre ceux qui ne peuvent pas nuire. J'ay mandé à ma nièce qu'elle fît réponse pour moy, et qu'elle l'assurast de tous mes sentiments pour luy et pour la chevalière.
Votre Amenophis est de Linant, c'est l'Artaxerce de Metastasio. Ce pauvre diable a été siflé de son vivant et après sa mort. Les siflets et la faim l'avoient fait périr, digne sort d'un autheur. Cependant vos badauts ne cessent de battre des mains à des pièces qui ne valent guères mieux que les siennes. Ma foy mon cher ange j'ay fort bien fait de quitter ce beau pays là, et de jouir du repos auprès d'un héros à l'abri de la canaille qui me persécutoit, des graves pédants qui ne me deffendoient pas, des dévots qui tôt ou tard m'auroient joué un mauvais tour, et de l'envie qui ne cesse de succer le sang que quand on n'en a plus. La nature a fait Federic le grand pour moy. Il faudra que le diable s'en mêle si les dernières années de ma vie ne sont pas heureuses auprès d'un prince qui pense en tout comme moy, et qui daigne m'aimer autant qu'un roy en est capable. On croit que je suis dans une cour, et je suis dans une retraitte philosofique. Mais vous me manquez mes chers anges. Je me suis arraché la moitié du cœur pour mettre l'autre en sûreté; et j'ay toujours mon grand chagrin dont nous parlerons à mon retour. En attendant je joins icy pour vous amuser une page d'une épitre que j'ay corrigée. Il me semble que vous y êtes pour quelque chose. Il s'agit de la vertu et de l'amitié. Dites moy si L'allemand a gâté mon français, et si je me suis rouillé comme Roussau. N'allez pas croire que j'apprene sérieusement la langue tudesque, je me borne prudemment à savoir ce qu'il en faut pour parler à mes gens et à mes chevaux. Je ne suis pas d'un âge à entrer dans touttes les délicatesses de cette langue si douce et si harmonieuse, mais il faut savoir se faire entendre d'un postillon. Je vous promets de dire des douceurs à ceux qui me mèneront vers mes deux anges. Je me flatte que madame Dargental, mr de Pondeveile, mr de Choiseuil, mr l'abbé de Chauvelin auront toujours pour moy les mêmes bontez, et qui sait si un jour … car …. Adieu, je vous embrasse tendrement. Si vous m'écrivez envoyez votre lettre à ma nièce. Je baise vos ailes de bien loin.