1750-10-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange il faut que je fasse icy une petite réflexion.
Vous me battez en ruine sur trois cents lieues, et je vous ay vu sur le point d'en faire deux mille, et assurément vous n'auriez pas trouvé au bout de vos deux mille ce que je trouve au bout de mes trois cent. Vous ne seriez pas revenu sur une de mes lettres comme je reviens sur les vôtres; vous n'auriez pas voiagé de l'autre monde à Paris, comme je voiagerai pour vous. Croyez mes anges qu'il me sera plus aisé de venir vous voir qu'il ne me l'a été de me transplanter. Je me tiens en haleine pour vous. Je viens de jouer la mort de Cesar. Nous avons déterré un très bon acteur dans le prince Henri, l'un des frères du roy. Nous bâtissons icy des téâtres aussi aisément que leur frère aîné gagne des batailles et fait des vers. Chiampot la perruque est icy plus content, plus fêté, plus accueilli, plus honoré, plus caressé qu'il ne le mérite. Nisi quod non simul esses, cœtera lœtus.

Il vous aportera bientôt des gouttes d'Hofman, des pillules de Stall. Si mon voiage contribuoit à la santé de madame Dargental et de vos amis ne serais-je pas le plus heureux des hommes? L'avanture de le Kien et des évêques ne contribue pas peu à me faire aimer la France. Je vous réponds que le roy mon maitre approuve infiniment le roy mon maitre. On ne sait guère dans mon nouvau pays ce que c'est que des évêques, mais on y est charmé d'aprendre que dans mon ancien pays on met à la raison des personnes assez sacrées pour croire ne devoir rien à l'état dont ils ont tout reçu, et mon ancienne cour sait combien elle est aprouvée de ma nouvelle cour.

Je ne sçais pas mon cher et respectable amy d'où peut venir le bruit qui s'est répandu qu'il étoit entré un peu de dépit dans ma transmigration. Il s'en faut bien que j'aye donné le moindre sujet. Le contraire respire dans touttes les lettres que j'ay écrittes à ceux qui pouvoient en abuser.

J'ay cru avoir des raisons bien fortes de me transplanter. Je mène d'ailleurs icy une vie solitaire et occupée qui convient à la fois à ma santé et à mes études. De mon cabinet je n'ay que trois pas à faire pour souper avec un homme plein d'esprit, de grâces, d'imagination, qui est le lien de la société, et qui n'a d'autre malheur que d'être un très grand et très puissant roy. Je goûte le plaisir de luy être utile dans ses études, et j'en prends de nouvelles forces pour diriger les miennes. J'aprends en le corrigeant à me corriger moy même. Il semble que la nature l'ait fait exprès pour moy. Enfin touttes mes heures sont délicieuses. Je n'ay pas trouvé icy le moindre bout d'épine dans mes roses. Eh bien mon cher amy avec tout cela je ne suis point heureux, et je ne le seray point. Non je ne le seray point, et vous en êtes cause. J'ay bien encor un autre chagrin, mais ce sera pour notre entrevüe. Le bonheur de vous revoir L'adoucira. Si je vous en parlais àprésent je m'attristerois sans consolation. Je ne veux vous montrer mes blessures que quand vous y verserez du baume.

Préparez vous à voir encor Rome sauvée sur notre petit téâtre du grenier. Je me soucie fort peu de celuy du fauxbourg st Germain. Adieu vous qui me tenez lieu de public, adieu vous que j'aimeray tendrement toutte ma vie, vous que je n'ay pu quitter que pour Federic le grand. Mille tendres respects au bois de Boulogne.

V.

Vous sentez bien que mes lettres sont pour vous et pr vos amis, pr mr de Pondeveile même qui ne s'en soucie guères.