1750-09-03, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Marie Louise Denis.

Vous devez être bien fâché contre moi Monsieur, mais aulieu de me bouder vous avez la bonté de m'écrire.
Je suis bien contante de ce procédé, je voudrais l'être autant de Mr de Voltaire. J'ai prié Mr l'abbé du Renelle de vous mender le fruit de son voiage de Prusse. Il m'avoit mise or d'état de signer mon nom, cet événement ma frapé au point d'être quinze jours dans un accablement qui m'avoit ôté toutes les facultées de l'âme. Je quite ce païs ci avec une répugnance inexprimable et vous avez assurément une grande part à mes regrets. Je me suis attendue à tout en abandonnant ma rue du Bouloir, je perds ma tranquilité, mes amis, enfin le bonheur de ma vie. Si Berlin peut contribuer au sien mes veux seront remplis mais je n'ose m'en flater. Cependand je lui suis trop attachée pour l'abandonner quel que chose qu'il en puisse arriver. Par la dernière lettre de mon Oncle il paroit que la permission que le roy de Prusse avoit demendé au roy n'est pas encor arrivée.

Je compte ne partir qu'au mois d'avrille et que Mr de Voltaire viendra me chercher, ainsi j'aurai encor le plaisir de vous voir avant mon départ. Vous deveriez bien en ma faveur hâter un peu votre retour et revenir avec Mr l'abbé du Renelle qui est parti dimanche pour vous aller trouver. Vous êtes tous deux bien heureux de rester à Paris. Je sens que je vous regreterai tous les jours de ma vie, mais comment abandonner un si grand homme? Je l'aime et c'est dans le temps où il fait les fautes les plus grandes qu'il a plus besoin de consolation. Il est présentement ivre mort de Berlin et me fait des tablos de ce païs là fort admirables. Il n'y menque que la ressemblance. Il est vrai que le roy lui donnes des marques d'amitié et de distinction très fortes et vous sçavez le foible qu'a Mr de Voltaire pour la cour et pour les roys.

Je n'ai point fait encor d'usage de votre opera par ce qu'on m'avoit dit que Mondonville en fesoit un, mais yer l'on ma assuré qu'il l'avoit fini ainsi je veux lui parler avant que de prendre aucun parti. Vous sçavez que cet ouvrage m'appartient, vous me l'avez donné et j'en userai comme des choux de mon jardin. On joue aujourdui une petite pièce de Desmai. Je Compte y aller. Le Kein doit débuter dans huit jours, il meurt de peur, toute la comédie est contre lui. Adieu, plaignez moi, je vais passer un hyver affreux, cette spectative de Berlin me fait frémir. Conservez de l'amitié pour une femme qui vous quite bien malgré elle et qui de près comme de loin aura toujours pour vous la plus constante amitié.