à Potsdam ce 7 aoust 1750
Vous m'avez ordonné monseigneur de vous mander des bagatelles, mais voicy une chose bien sérieuse pour moy.
Le Roy de Prusse charge son ministre de vous en parler, et de vous demander vos bons offices. En vérité je tremble à m'expliquer et j'ay le cœur déchiré. Mais si vous aviez vécu quinze jours auprès du roy de Prusse, et que vous n'eussiez pas aproché de Louis 15, je croi que vous en feriez autant que moy. En un mot il faut avoir pitié des passions des hommes. J'en ay une extrême pour le roy de Prusse, et elle m'aveugle au point de me faire croire qu'il n'est pas sans goust pour moy. Il ne s'agit icy ny de grandeur ny de fortune. Je ne suis point ébloui, je suis enchanté. C'est d'ailleurs une nouvelle manière d'apartenir au roy, que de vivre auprès du meilleur allié et du meilleur amy qu'il ait dans l'Europe.
Je me flatte encor que Le roy considérera que rien n'est plus glorieux pour la France que de voir cette prédilection qu'on a icy pour les français, les honneurs qu'on leur fait, et surtout le besoin qu'on a d'eux quand on veut établir le goust des arts.
Je me flatte donc monseigneur que le roy verra avec plaisir que je le sers dans la personne du roy de Prusse, qu'il permettra que je célèbre icy sa gloire, qu'il me regardera toujours comme un de ses plus fidèles sujets, qu'il daignera me conserver tous les droits et les privilèges de son sujet et de son domestique. C'est à vos bontez que je devray cette grâce. Je n'attends que l'honneur de votre réponse pour aller faire un tour en Italie, et revenir ensuitte jouir des bontez inexprimables d'un roy dont le moindre mérite est d'avoir gagné cinq batailles. Soyez sûr que je porteray partout dans mon cœur l'attachement, le respect et la reconnaissance avec les quels je seray toutte ma vie,
monseigneur,
votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
Permettez moy d'ajouter encore qu'il peut se trouver des occasions, où un français de plus auprès de sa majesté prussienne, un français zélé pour son roy et pour sa patrie pouroit n'être pas absolument inutile. Je ne suis guère fait pour rendre service. Je n'ay que la bonne volonté et je suis sûr que des sentiments aussi purs que les miens trouveront grâce auprès de vous.