1750-01-14, de Pierre Claude Nivelle de La Chaussée à Jean Bernard Le Blanc.

Je puis vous assurer mon cher ami que votre souvenir m'a fait un plaisir infini: la plus saine partie de notre vie est dans le cœur de nos amis et rien n'est plus doux que d'en avoir des preuves pareilles à celles qu'il vous a plu de m'en donner.
Je ne puis m'empêcher de croire que le voyage effacera toutes les tristes impressions que la fortune a faites sur vous; votre santé se rétablira comme le reste et le plaisir ramènera l'appétit.

Enfin l'envie est accouchée d'un monstre: la folie a servi de sage femme et tout le public de parrain. Ce n'a pas été sans rire qu'on a accueilli la dernière facétie de notre crisologue. Vous savez de qui je vous parle, et de quoi nous étions menacés à votre départ: l'idée que nous avions tous du future phénomène a été remplie et au delà: jamais le Sophocle de nos jours n'a eu un triomphe plus grand, plus marqué; sa place est confirmée à jamais et l'embryon qui a osé jouter contre lui n'a jamais été plus petit ni plus couvert de honte. Oreste a paru, c'est tout vous dire: le douze de janvier toute la France s'est rasemblée, la scène a été ouverte par un barbouilleur nommé Ribou qui dans une harangue qu'il a mâchonnée, bégayée, nous a dit que nous étions des Athéniens par le courage et par l'esprit, et qu'ainsi on pouvait nous offrir les fruits du pays comme la nature les avait faits, sans qu'ils nous parussent étrangers, que nous les digérerions bien, que d'ailleurs la concurrence ne devait point nous étonner, qu'on avait vu Eschile, Sophocle, Euripide jouter les uns contre les autres, que c'était courage, émulation et non envie qui les animait, que l'auteur ne pouvait être accusé d'un sentiment si bas, surtout contre un confrère à qui l'amitié la plus tendre le liait, surtout l'ayant toujours appelé son maître, que c'était sous lui qu'il avait appris à marcher sur ses traces, il a voulu dire dessous. Il a fini par la prière ordinaire qui est d'implorer l'indulgence du public, mais il avait oublié d'implorer l'assistance du saint esprit, et la pièce a commencé — les acteurs sont une Clitemnestre, dont le rôle est le même que celui de Sémiramis, écrit à peu près du même style et il l'a mise dans la même situation flottante entre la haine et l'amitié pour son fils, dans les regrets d'avoir tué son mari et l'amour qu'elle a toujours pour Egyste, avec lequel elle va renouveler le banquet qui se fait tous les ans en faveur du mariage qui est fait depuis vingt ans: c'est mlle Dumesnil qui joue ce rôle. Electre rabâche toujours la même chose pendant cinq actes et comme c'est vraiment le rôle d'une harangère la Clairon l'a bien heurté et l'a assez bien joué. Comme l'auteur voulait se donner le mérite de faire une pièce sans confident et sans confidente et qu'il était bien embarrassé il a fait une supercherie à mlle Gaussin, c'est de la faire jouer sous le nom d'Iphise, sœur d'Electre, mais la pauvre petite Babonnette est la plus franche suivante qu'il y ait, et ne sert que de remplissage et qu'à assurer à la sœur qu'elle l'aime beaucoup et qu'elle voudrait bien voir son frère, mais qu'il faut dissimuler et prendre le temps comme il vient.

Egyste-Paulin est le plus sot tyran de tous les tyrans, enfin la pièce d'un bout à l'autre est un contre-sens perpétuel, et vous n'avez rien vu ni rien imaginé de pareil. Je vous en parlerai plus au long une autre fois, mais en attendant réjouissez vous de ce que justice en a été faite.