1765-08-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher et ancien ami, j'ai pensé comme l'académie de Roüen.
J'ai trouvé les conquérants normands très bien chantés, et j'ai été fort aise que vous aiez donné le prix au jeune mr de la Harpe. Il a passé quelques jours dans mon hermitage; et comme j'aime beaucoup à corrompre la jeunesse, je l'ai fort exhorté à suivre la détestable carrière des vers. C'est un homme perdu. Il fera certainement de bons ouvrages; moiennant quoi il mourra de faim, sera honni et persécuté; mais il faut que chacun remplisse sa destinée. La vôtre est de vivre heureux, de ne cultiver les lettres que pour vôtre plaisir, de vous partager très prudemment entre les plaisirs de la ville et ceux de la campagne. Je suis tout juste la moitié aussi prudent que vous. La campagne seule peut me plaire, même pendant l'hiver.

Je suis bien aise que l'abbé Bazin vous ait amusé. Il y a un abbé Bazin à Paris qui croit avoir fait ce livre et qui s'est plaint à moi assez plaisamment qu'on eût mis dans le titre, par feu mr l'abbé Bazin. Je lui ai prouvé que depuis Bazin, roi de Thuringe, il y avait eu plusieurs grands hommes de ce nom, et que ce n'était pas lui qui avait fait cette philosophie. Je sais bien que des gens ont cru que j'étais de la famille des Bazin; mais je n'ai point cette vanité. Ce livre est farci d'érudition orientale dont on ne peut me soupçonner qu'avec une extrême injustice.

J'ai eu chez moi melle Clairon qui a bien voulu jouer Aménaïde et Electre sur mon petit théâtre. Made Denis a très bien joué Clitemnestre, made De Florian s'est tirée à merveille du rôle de la simple et tendre Iphise. Pour madlle Clairon elle nous à tous étonné, j'en suis encor transporté. Je crois qu'elle quitte le théâtre, moiennant quoi il faut qu'on le ferme.

Adieu, mon cher ami, toute la famille vous fait mille tendres compliments. Conservez votre santé.