22 xbre [1760]
Comment vont les yeux de mon cher et respectable ami?
de mon divin ange? N'importunai-je point un peu trop mes deux chevaliers? Plût à dieu que les chevaliers de Tancrede fussent aussi preux que vous! Mais il faut que je vous dise qu'on a joué à Dijon, à la Rochelle, à Bordeaux, à Marseille la femme qui a raison. Si l'ami Freron m'a ôté les suffrages de Paris, je suis devenu un bon poète de province. Pourquoy après tout ne soufrirait on pas la femme qui a raison dans la capitale? N'y aime t'on pas un peu se réjouir? N'y veut on que des tombeaux, des chambres tendues de noir, et des échafauts?
En tout cas, voicy Oreste; pourquoy tous ceux qui aiment l'antiquité sont ils partisans de cet ouvrage? Pensez vous que mademoiselle Clairon ne fit pas un grand effet dans le rôle d'Electre, et mlle de Menil dans celuy de Clitemnestre? Croyez vous que les cris de Clitemnestre ne fissent pas un effet terrible?
Vous aurez mes anges un autre petit paquet par la poste prochaine; ou je suis bien trompé, mais ce paquet ne sera point Fanime. Pourquoy? Parce qu'on ne peut faire qu'une chose à la fois, parce que je ne suis pas encor content, parce qu'il ne faut pas voir deux fois de suitte un père qui dit noblement à sa fille qu'elle est une catin.
Je vous avoue que j'ay grande envie de savoir si la pièce de Heurtaud vous déplait autant qu'elle nous a plu, si d'autres rogatons vous ont amusé, si vous n'attendez pas incessament m. le maréchal de Richelieu, si vous n'aurez pas la bonté de m'envoier la seconde épreuve de Tancrede, si mr le Mierre Terée a reçu ma réponse que j'ay pris la liberté il y a longtemps de mettre sous votre enveloppe. Vous me direz que je suis un grand questioneur. Il est vrai mes anges.
Nous sommes très contents de melle Rodogune. Nous la trouvons naturelle, guaie et vraye. Son nez ressemble à celuy de made de Ruffec, elle en a le minois de doguin, de plus beaux yeux, une plus belle peau, une grande bouche, assez appétissante, avec deux rangs de perles. Si quelqu'un a le plaisir d'approcher ses dents de celles là, je souhaitte que ce soit plutôt un catholique qu'un huguenot. Mais ce ne sera pas moy sur ma parole. Mes divins anges j'ay soixante et sept ans. Comptez que le plus beau portrait qu'on puisse faire de moy est celuy que je vous envoiai il y a je crois trois ans. J'étais bien jeune alors. Mille tendres respects.
V.