à Ferney 6e 8bre 1774
Madame,
Je pardonne à votre majesté impériale et je rentre dans vos chaines. Ni le grand Turc ni moi nous ne gagnerions rien à être en colère contre vous, mais je mettrais, si j'osais, une condition, au pardon que j'acorde si bénignement à votre majesté, ce serait de savoir si le marquis Pougatshew est agent ou instrument. Je n'ai pas l'impertinence de vous demander son secret. Je ne crois pas le marquis instrument d'Achmet 4 qui choisissait si mal les siens, et qui probablement n'avait rien de bon à choisir. Pugatshew ne servait pas le pape Ganganelli, qui est allé trouver st Pierre, avec un passeport de st Ignace. Il n'était aux gages ni du roi de la Chine ni du roi de Perse ni du grand Mogol. Je dirais donc avec circomspection à ce Pugatshew, Monsieur êtes vous maître ou valet? agissez vous pour votre compte ou pour celui d'un autre? Je ne vous demande pas qui vous emploie, mais seulement si vous êtes emploié. Quoy qu'il en soit Monsieur le marquis j'estime que vous finirez par être pendu. Vous le méritez bien, car vous êtes non seulement coupable envers mon auguste impératrice qui vous ferait peutêtre grâce; mais vous l'êtes envers tout l'empire qui ne vous pardonera pas. Laissez moy maintenant reprendre le fil de mon discours avec votre souveraine.
Madame, quoy! dans le temps que vous êtes occupée du sultan, du grand visir, de son armée détruite, de vos triomphes, de votre paix si glorieuse et si utile, de vos grands établissements et même de Pougatshew, vous baissez les yeux sur le Livonien Rose! Vous avez deviné que c'est un escroc, et un fripon. Votre majesté clairvoiante a très bien deviné; et j'étais un imbécile de m'être laissé séduire par sa face rebondie.
Je ne puis cette annéee grossir la foule des Europeans et des Asiatiques qui viennent contempler l'admirable autocratrice, victorieuse, pacificatrice, législatrice. La saison est trop avancée, mais je demande à votre majesté la permission de venir me mettre à ses pieds l'année prochaine ou dans deux ans ou dans dix. Pourquoy n'aurais je pas le plaisir de me faire enterrer dans quelque coin de Petersbourg d'où je pusse vous voir passer et repasser sous vos arcs de triomphe couronée de lauriers et d'oliviers?
En attendant je me mets à vos pieds de mon trou de Ferney en regardant votre portrait avec des yeux toujours étonnées, et un cœur toujours plein de transport.
le vieux malade V.
Le Français voyageur dont j'avais parlé à vôtre majesté est un grand et gros benet, qui s'appelle, je crois, Dumesnil, soi disant avocat de Paris, et sans doute avocat sans cause. Il me dit que son parrain lui avait fort recommandé d'aller vite en Russie, et l'avait assuré que toute la cour viendrait au devant de lui pour le supplier d'être le législateur de l'empire. Je jugeai de là qu'il était baptisé puisqu'il avait un parrain. Il me pressa tant de lui donner une lettre que je lui en donnai une pour être rendue à votre majesté dès qu'il serait à la tête des lois. Et dans cette lettre je me suis bien donné de garde d'oser vous recommander ce monsieur que je ne connais guères. Je ne prends point de ces libertés indiscrètes. Mon parrain le trouverait trop mauvais.