1749-10-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Dumas d'Aigueberre.

Mon cher amy c'étoit vous qui m'aviez fait renouveller connaissance il y a plus de vingt ans avec cette infortunée femme qui vient de mourir de la manière la plus funeste, et qui me laisse seul dans le monde.
Je l'avois vu naître. Vous savez tout ce qui m'attachoit à elle. Peu de gens connaissoient son extrême mérite, et on ne luy avoit pas assez rendu justice, car mon cher amy à qui la rend on? Il faut être mort pour que les hommes disent enfin de nous un peu de bien qui est très inutile à notre cendre. Elle a laissé des monuments qui forceront l'envie et la frivolité maligne de notre nation à reconnaître en elle ce génie supérieur que l'on confondoit avec le goust des pompons, des diamants et du cavagnole. Les bons esprits l'admireront, mais tous ceux qui connaissent le prix de l'amitié doivent la regretter. Elle étoit surtout moins paresseuse que vous mon cher Daigueberre, et son exemple devroit bien vous corriger. J'impute votre long silence à vos procez, mais àprésent qu'ils sont finis, je me flatte que vous donnerez à l'amitié ce que vous avez donné à la chicanne. Vous revenez dites vous à Paris. Dieu le veuille! Si vous faites cas d'une vie douce avec d'anciens amis et des philosophes je pourois bien faire votre affaire. J'ay été obligé de prendre à moy seul la maison que je partageois avec madame du Chastelet. Les lieux qu'elle a habitez nourissent une douleur qui m'est chère, et me parleront continuellement d'elle. Je loge ma nièce madame Denis, qui pense aussi philosofiquement que celle que nous regrettons, qui cultive les belles lettres, qui a baucoup de goust et qui par dessus tout cela a baucoup d'amis et est dans le monde sur un fort bon ton. Vous pouriez prendre le second apartement où vous seriez très à votre aise, vous pouriez vivre avec nous, et vous seriez le maître des arrangements. Je vous avertis que nous tiendrons une assez bonne maison. Elle y entre à Noël; et même si vous voulez nous nous chargerons de vous acheter des meubles pour votre apartement. Il me semble que vous ête fait pour qu'on ait soin de vous. Je vous avoue que ce seroit pour moi une consolation bien chère de passer avec vous le reste de mes jours. Songez y et faittes moy réponse. Je vous embrasse tendrement.

V.