à Chalons ce 31 [1 October 1749]
Je vous avois bien dit mes adorables anges que je voyagerois à petites journées, me voicy à Chalons; j'iray passer deux ou trois jours à Reims chez mr de Pouilly.
C'est une âme comme la vôtre, et un esprit bien philosofique. C'est la seule société qui puisse me consoler quelque temps, et me tenir un peu lieu de la vôtre s'il est possible. Je viens de relire des matériaux immenses de métaphisique que madame du Chastellet avoit assemblez avec une patience et une sagacité qui m'éffraye. Comment pouvoit elle pleurer avec cela à nos tragédies? C'étoit le génie de Leibnits avec de la sensibilité. Ah mon cher amy on ne sait pas qu'elle perte on a faitte. Madame Denis m'a mandé que vous aviez lu sa pièce, et que vous en étiez plus content qu'autrefois. Mais ce n'est pas là mon compte. Si elle n'est que mieux, ce n'est pas assez. Je voudrois qu'elle fût bonne, ou qu'elle ne la donnast point. Le bel honneur d'avoir le succez de madame du Bocage! Je l'ay conjurée d'avoir en vous autant de confiance que j'en ay, et je vous suplie de luy dire la vérité sur son ouvrage comme vous la dittes sur les miens. Mandez moy du moins ce que vous en pensez. Il me semble qu'une femme ne doit point sortir de sa sphère pour s'étaler en public, et hazarder une pièce médiocre. Ayez la bonté de m'écrire à Reims chez mr de Pouilly. Les lettres arrivent en moins de deux jours et je vous avertis que j'y attendrai la vôtre, et que je n'en partiray qu'après l'avoir reçue. Vous me direz comment se porte madame Dargental, mr votre frère, mr de Choiseuil et notre coadjuteur. Dans la longueur de mes journées solitaires j'ay achevé une seconde leçon de ce Catilina dont je vous avois envoyé l'esquisse au milieu du mois d'aoust. Depuis le 15 d'aoust jusqu'au premier de septembre j'avois travaillé à Electre et je l'avois même entièrement achevée afin de perdre toutes les idées de Catilina, afin de revoir ce premier ouvrage avec des yeux plus frais, et de le juger moy même avec plus de sévérité. J'en avois usé de même avec Electre, que j'avois laissée là après l'avoir faitte; et j'avois repris Catilina avec baucoup d'ardeur, lorsque cet accident funeste, abbâtit entièrement mon âme et ne me laissa plus d'autre idée que celle du désespoir. J'ay revu enfin Catilina dans ma route, mais qu'il s'en faut que je puisse travailler avec cette ardeur que j'avois quand je luy aportois un acte tous les deux jours! Les idées s'enfuient de moy. Je me surprens des heures entières sans pouvoir travailler, sans avoir d'idée de mon ouvrage. Il n'y en a qu'une qui m'occupe jour et nuit. Vous serez bien mécontent de moy et sans doute vous me pardonnerez. Ah mon divin amy je ne recommenceray à penser que quand je vous verray. Adieu la plus aimable et la plus respectable société qui soit au monde.
V.