1749-09-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Touttes vos lettres ma chère enfant m'ont pénétré des plus tendres sentiments, et touttes mes vues se bornent à passer avec vous le reste de ma malheureuse vie, et à mourir dans vos bras.
Je reviens à Paris comme je vous l'avois mandé à très petites journées. Me voicy à Chalons, je pourais bien aller passer à Reims quelques jours avec un ancien amy, vrai philosophe qui a le cœur tendre. Je crains le séjour de Paris, et les questions sur cette mort funeste. Je veux mettre un temps entre cette mort et la curiosité d'un public avide de nouvelles et dont la curiosité déchire les playes des malheureux. Je suis bien fâché que vous ne m'ayez point envoyé à Cirey cette pièce à la quelle je m'intéresse tant, et qui m'auroit servi de consolation sur ma route. C'est baucoup que Mr Dargental soit plus content qu'il ne l'étoit. C'est un excellent juge, non pas de ce qui doit avoir un succez passager auprès de la canaille du parterre, mais de ce qui doit réussir pour toujours chez les honnêtes gens. Luy et sa société m'ont paru depuis vingt ans les meilleurs connaisseurs de Paris, et en vérité vous avez eu grand tort de vous cabrer contre des avis aussi salutaires. Il faut que vous pressiez mr Dargental de vous dire la vérité dans toutte son étendue. Que vous serviroit un succez tel que celuy de made du Bocage? Les beautez supérieures que j'ay vues dans vos premiers actes, et dont cette pauvre made du Chastellet étoit si frappée ne suffisent pas, et s'il y a encor quelque chose à corriger dans les derniers il faut s'armer de courage. Rien n'est à négliger. Le sujet est si heureux, les beaux morceaux sont si brillants que vous devez en faire une pièce parfaitte. Ce sera une gloire immortelle pour vous et pour votre sexe. Baucoup de femmes ont fait des tragédies médiocres qui ont eü baucoup de représentations, les Barbiers, les Bernards, les Gomès ont été aplaudies, mais quel cas fait on d'elles? Vous avez de quoy vous égaler aux plus grands hommes dans ce genre. Mais encor une fois ne soufrez pas qu'on vous déguise la vérité. Vous êtes digne qu'on vous la dise pour ne pas chercher à l'entendre. Je vous verray donc dans huit ou dix jours, vous et votre ouvrage. Je vous prie en attendant de vouloir bien engager mr du Pinà recommander à ses confrères deux charettes pleines de mes effets et surtout d'instruments de phisique que je fais venir de Cirey. Il y en a 25 grosses caisses, je serois fâché que cela fût bouleversé. Je peux assurer messieurs des quarante qu'il n'y a dans ces vingt cinq caisses aucun chifon qui doive un denier au roy; ils pouroient ordonner qu'on portast cela chez moy sans m'assujetir à des formalitez désagréables. J'écris à mr de la Font qui apartenait à cette malheureuse femme, je luy mande de recevoir mes caisses, et s'il n'a pas d'argent de s'adresser à vous pour payer les voituriers selon leur facture. Cela montera environ à 280lt que je vous remetray en arrivant. Je vous demande pardon ma chère enfant de tous ces détails désagréables. Ces voitures doivent arriver par la porte st Antoine. Mais moy mon cœur quand esce donc que j'arriverai, et que j'embrasseray ma chère enfant qui fait ma gloire et mon bonheur? Vous seriez bien aimable si vous m'écriviez à Reims chez mr de Pouilly où je vais me reposer. J'en partiray je vous jure dès que j'aurai reçu votre lettre. Adieu, je vous embrasse mille fois.