1749-10-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère enfant je vous dirai premièrement que j'ay reçu une grande consolation de mr Dargental qui m'aprend qu'il est baucoup plus content de votre ouvrage qu'il ne l'avoit été.
Il pouvoit ne vous dire qu'une politesse, mais il me dit la vérité. Vous ne sauriez croire quelles espérances je conçois de votre fille, que vous allez mettre dans le monde. Comptez que je regarde ce moment comme un des plus intéressants de ma vie. Je m'intéresse baucoup moins à la maison où je logeois avec cette infortunée femme; elle m'est odieuse, et je n'en veux pour rien. Mr du Chastellet m'a écrit, et je trouve très bon qu'il la loue. Il y en une autre qui apartient à mr de Boulogne, et qu'il pouroit me vendre. Elle est dans la rue st Honoré près des Jacobins. Nous y serions tout deux fort à notre aise. Voylà quelle est mon idée, et si celle là ne réussit pas, nous chercherons ailleurs. Je vous remercie de la bonté que vous avez eue de parler à mr du Pin. Je ne demande autre chose sinon que mes effets soient en sûreté.

Je recevray à Paris la lettre que vous m'avez écrite à st Dizier. J'étois probablement chez l'évêque de Chalons à sa campagne quand cette lettre arriva et j'avois laissé ordre à st Dizier que mes lettres fussent renvoyées à Paris. J'ay demeuré à la campagne de l'évêque de Chalons plus que je ne comptois. Mon cœur vole vers vous, mais il a une répugnance invincible pour Paris, pour les curieux, pour les discours qu'il faudra essuier. Je n'ay pu m'empêcher de mettre un temps, entre le coup dont j'ay été frappé, et mon retour dans cette grande villaine ville. Je resteray encor lundy et mardy à Rheims. Je vous assure que ma déplorable santé exige ces ménagemens. Pardonez moy ma chère enfant si je n'ay pas revolé vers vous sur le champ, mais vous voyez mon état. Aurais je pu loger si tost dans cette maison de Paris? où aller, accablé et malade? Vos lettres m'ont consolé, votre présence m'auroit donné des soulagemens plus vifs et plus chers. Je n'ay que vous dans le monde. Je serois venu me loger auprès de vous chez un baigneur, si j'avois eü de la santé. Comptez que j'ay le cœur déchiré de n'être pas auprès de vous. Adieu mon cher cœur, je vous embrasse mille fois.

V.