à Cirey ce 23 septb [1749]
Mon adorable amy, je suis encor pour deux jours à Cirey.
De là je vais passer encor deux jours chez une amie de ce grand homme et de cette malheureuse femme, et je reviens à petites journées par la route de St Dizier et de Meaux. Je ne peux faire autrement, ma chaise de poste que j'avois prêtée à son fils pour aller à son régiment s'est brisée. Enfin je n'auray la consolation de vous revoir que les premiers jours d'octobre. J'ay relu plus d'une fois votre dernière lettre et celle de madame Dargental. Vous faites ma consolation mes chers anges. Vous me faites aimer les malheureux restes de ma vie. Il n'y a guère d'aparence que je puisse en arrivant jouir de ce petit bouge qui seroit un palais. Je prévois bien qu'on ne poura pas faire déloger sur champ des locataires, et que je seray obligé de loger chez moy. Je vous avoueray même qu'une maison qu'elle habitoit, en m'acablant de douleur ne m'est point désagréable. Je ne crains point mon affliction, je ne fuis point ce qui me parle d'elle. J'aime Cirey. Je ne pourois pas suporter Lunéville où je l'ay perdue d'une manière plus funeste que vous ne pensez. Mais les lieux qu'elle embellissoit me sont chers. Je n'ay point perdu une maîtresse, j'ay perdu la moitié de moy même, une âme pour qui la mienne étoit faitte, une amie de vingt ans que j'avois vu naître. Le père le plus tendre n'aime pas autrement sa fille unique. J'aime à en retrouver partout L'idée. J'aime à parler à son mary, à son fils. Enfin les douleurs ne se ressemblent point et voylà comme la mienne est faitte. Comptez que mon état est bien étrange. Enfin donc mon adorable amy, je ne vous verrai que dans huit ou dix jours! C'est un surcroit d'affliction, ayez la bonté je vous en prie de m'écrire à Saint Dizier, je prends cette route. Vous n'aurez qu'à mettre, pour m'être rendue à mon passage. Que je puisse en arrivant trouver madame Dargental en bonne santé, et je me croirai capable de quelque plaisir. Ne m'oubliez pas auprès de M. de Pondeveile, de mr de Choiseuil, de M. l'abbé de Chauvelin. Adieu le plus aimable et le plus digne des hommes.
V.