1749-08-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Louise Bénédicte de Bourbon-Condé, duchesse Du Maine.

Madame,

Votre altesse sérénissime est obéie; non pas aussi bien, mais du moins aussi promptement qu'elle mérite de l'être.
Vous m'avez ordonné Catilina, et il est fait. La petite fille du grand Condé, la conservatrice du bon goust et du bons sens avoit raison d'être indignée de voir la farce monstrueuse du Catilina de Crébillon trouver des aprobateurs. Jamais Rome n'avoit été plus avilie, et jamais Paris plus ridicule. Votre belle âme vouloit vanger l'honneur de la France, mais j'ay bien peur qu'elle n'ait remis sa vangeance à d'indignes mains. Je ne réponds madame que de mon zèle. Il a été peutêtre trop prompt. Je me suis tellement rempli l'esprit de la lecture de Ciceron, de Saluste, et de Plutarque, et mon cœur s'est si fort échaufé par le désir de vous plaire, que j'ay fait la pièce en huit jours. Vous aurez la bonté madame d'y compter aussi huit nuits. Enfin L'ouvrage est achevé. Je suis épouvanté de cet effort. Il n'est pas croyable, mais il a été fait pour madame la duchesse du Maine.

Madame du Chastellet, à qui j'aportois un acte tous les deux jours, étoit aussi étonnée que moy. Il y a icy trois ou quatre personnes qui ont le goust très cultivé et même très difficile, qui ne veulent point que L'amour avilisse un sujet si terrible; qui me croiroient perdu si la galanterie de Racine venoit affaiblir entre mes mains la vraye tragédie qu'il n'a connue que dans Athalie; qui me croiroient perdu encore si je tombois dans les déclamations de Corneille; qui veulent une action continue, toujours vive, toujours intriguée, toujours terrible, un tableau fidèle et agissant de Rome entière, Ciceron dans sa grandeur, Cesar dans l'aurore de la sienne et déjà au dessus des autres hommes; les Catilinaires en action, la vérité fidèlement observée, et pour toutte fiction, Catilina éperdument épris de sa femme avec qui il est marié en secret, femme vertueuse et qui aime son mary; Catilina forcé de tuer le père de sa femme dans l'instant que ce romain va révéler la conspiration. Voylà en gros madame ce que L'on désiroit et ce qu'on a trouvé pr le fonds. Peutêtre la longue habitude que j'ay de faire des vers, la sublimité du sujet, surtout l'ardeur de vous plaire m'ont élevé audessus de moy même. Madame du Chastelet me flatte que votre altesse trouvera Catilina le moins mauvais de mes ouvrages. Je n'ose m'en flatter. Je le souhaitte pour l'honneur des lettres si indignement déshonorées, et il faut de plus qu'un ouvrage fait par vos ordres soit bon. Mais enfin que mon obéissance et mon zèle me tiennent lieu de quelque chose. Protégez donc madame ce que vous avez créé.

On m'aprend que votr protection nous donne l'abbé Leblanc pour confrère à L'académie. Il vous est plus aisé madame de faire donner une place au mérite, que de donner le talent nécessaire pour faire Catilina.

Il faut àprésent revoir avec un flegme sévère ce que j'ay fait avec le feu rapide de l'entousiasme. Il s'agit d'être correct et élégant. Voylà ce qui coûte plus qu'une tragédie. Je ne me console point de n'être pas aux pieds de votre altesse dans Anet. C'est là que j'aurois dû travailler, mais votre royaume est partout. J'ay combatu pour vous, sur la frontière, contre les barbares, c'est votre étendart que je porte.

Je suis avec un profond respect,

Madame,

de votre altesse sérénissime,

le très humble et obéissant serviteur,

Voltaire