1749-04-05, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous jugez mes ouvrages avec trop de douceur et ceux de Crebillon avec trop de sévérité.
Je vous envoie toutes les corrections que j'ai faites aux vers défectueux de l'épître des rois et trois nouvelles épîtres que je vous prie de traiter sans indulgence et sans pitié. Le plus grand embarras que je trouve dans la versification roule sur le choix des mots que vos bons auteurs ont consacrés à la poésie. Il n'est pas étonnant qu'un Allemand soit pauvre d'expression et qu'il n'ait pas l'oreille assez délicate pour distinguer les mots sonores des discordants. J'ai été en garde, je vous l'avoue, contre l'abus des périphrases. Elles obscurcissent souvent les pensées au lieu que les mots propres sont toujours clairs et dans de certains endroits plus énergiques que la circonlocution. La périphrase allonge la période, elle est la mère du néologisme et elle emprunte souvent un tour précieux qui est bien éloigné de l'atticisme des Atheniens. Je ne me suis servi de cette figure que pour gazer des idées obscènes qui pourraient révolter les chastes oreilles des lecteurs. Elle est utile lorsqu'elle remplace un mot trop bas pour la poésie. Je l'aime surtout lorsqu'elle produit des images qui sont l'âme des vers, et pictura poesis. Je m'accoutumerai cependant avec elle puisque vous me le conseillez. Ces trois nouvelles épîtres sont toutes dans un goût différent. L'une est philosophique, l'autre est morale. Elle roule sur l'usage de la fortune. C'est un dialogue à l'imitation d'Horace. Vous trouverez peut-être que la même pensée y est trop souvent répétée sous des formes différentes. C'est une espèce de fable que celle que j'adresse à Algaroti. J'ai choisi ce tour-là pour ne point trop prêcher en vers. Depreaux n'a mis que l'histoire de l'huître dans ses épîtres. J'ai peut-être trop empiété sur Esope et sur la Fontaine. J'ai frondé la vanité des hommes qui des défauts des autres ils ont tous leur mérite. Vos tragédies sont plus harmonieuses, plus brillantes et quelquefois épiques. Vous savez ce que je pense sur vos ouvrages, je ne le répète point.

J'espère de vous le dire lorsque j'aurai le plaisir de vous voir ici. Je vous promets que vous ne manquerez ni de pilules, ni de seringues, ni de fourrures, ni de feux, ni d'applaudissements. On dit que vous avez votre portefeuille rempli d'ouvrages charmants, mais ils ne sont plus pour moi. Je n'en ai cependant point fait imprimer. J'ai conservé un secret profond. Je n'ai pas même dit aux roseaux que le bon roi Charles&c. mais vous nous prenez pour des Scytes, des Hurules, des Visigots qui n'entendent rien à la beauté de vos ouvrages. Ovide n'avait pas plus de mépris pour les peuples getes et sarmates où il était en exil que vous en avéz pour les Prusiens. Ce sont des barbares d'une autre Contrée; cependant c'est très mal fait. Je me suis déclaré de tout temps admirateur du Virgile françois. J'ai été votre champion et je me serois batû en chanclos quontre tout Impie qui auroit auser blasfémer contre Votre génie. Mais Vous êtes un Ingrat, Le mon Cocase Vous a engendré dans ses flancs, une tigresse Vous a alleté, Votre coeur est plus dur que les rochérs des alpes, et les marbres de Pharos; il n'y a de pardon pour Vous qu'en Venant ici faire amande honorable, en m'aportant ces Ouvrages sur les quels je m'imagine que j'ai droit d'hipotèques. Ce sont les conditions aux quelles je m'engage à souscrire à notre réconsiliation. Adieu.

Federic