1748-06-08, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Jean François de Saint-Lambert, marquis de Saint-Lambert.

Ie n'ai point enuie de v͞s attendrir sur mon état et de v͞s inquiéter sur ma santé, mais enfin il est vrai que toute excelente qu'elle est elle ne peut résister au chagrin que me cause l'affaire du comandement.
Ie sais tout suporter hors la honte, mais il y en a tant pour moi à auoir tiré m. du Chastellet de Phalsbourg où il étoit content p͞r le faire venir en Loraine essuier le plus mortel dégoût, de le faire retourner chés lui, nonseulement sans récompense, mais encore auec la honte d'auoir cédé sa place à un Hongrois son cadet. Ie sens de si justes reproches de sa part et de celle de sa famille (car v͞s deués v͞s souuenir qu'il n'a pas été consulté et que tout s'est passé entre le r. de P., m͞e de Bouflers et moi parceque le roi de P. ne vouloit pas absolument que ie lui parlasse) que ie ne puis soutenir tant de chagrins à la fois. La fièure m'a pris, elle n'est pas assés forte p͞r m'ôter toute sensibilité, et elle l'est assés p͞r joindre les souffrances du corps aux chagrins de l'âme. I'auoue que l'injustice que v͞s aués de trouuer ma sensibilité outrée dans cette ocasion, et de m'acuser d'intérest augmente encore beaucoup mon malheur. I'étois heureuse auant d'aller en Loraine, ie ne désirois aucun changem͞t à mon sort, m͞e de Boufflers le sait bien. Ne dois je pas me trouuer bien à plaindre d'auoir été si loin chercher des malheurs et des dégoûts? La philosophie qui m'a toujours garanti de l'ambition, ne peut rien p͞r moi dans cette ocasion, plus ie suis philosophe et conséquente et plus ie suis à plaindre.

Le roy de Pologne, dites v͞s, n'est pas persuadé qu'il me fasse tort, ie ne dois point le presser si viuement p͞r vne grâce qui ne dépend point de lui. Si le r. de P. n'est pas persuadé que cette affaire me fasse un tort irréparable il est bien injuste et moi ie suis bien à plaindre de joindre à tous mes chagrins celui d'auoir à me plaindre de lui, car effectiuem͞t ie v͞s prie de me dire quel plus grand tort on peut faire à quelqu'un que de le tirer d'un état heureux p͞r lui faire éprouuer vn dégoût auquel ie ne conois pas d'équiualent? Quant à la viuacité auec laquelle ie le presse sur vne affaire, dites v͞s, qui ne dépend pas de lui, aparemment que v͞s ne v͞s êtes pas soucié de v͞s mettre aufait de cette affaire, quoique v͞s vouliés la juger. M. Dargenson est décidé à ne faire que ce que le r. de Pologne voudra, donc elle dépend du r. de P.; de sauoir alors ce que le r. de P. doit sur cela à m. du Chatelet et à m. de Berchini, c'est vne autre question. Ie crois qu'il n͞s doit du moins de nous éuiter la honte dont cette affaire n͞s couure, et ie ne demande que cela. La supression du comandement en seroit vn moien sûr, et c'est à quoi ie borne mes désirs.

Ie v͞s auouë que v͞s aués mis dans cette affaire vne décision, vne ironie, vne enuie de me désaprouuer, vne dureté, qui l'a bien empoisonnée et elle n'en auoit pas besoin. Ie vois bien qu'il ne faut pas être malheureux dans ce monde, et ie croiois ne le pouuoir plus être. I'ay été prise à vn piège dont ie ne pouuois me défier, ie suis très changée et ie n'en auois pas besoin. V͞s êtes trop heureux, car v͞s allés v͞s détacher de moi, il y a sûrement à présent plus de mal que de bien à attacher sa destinée à la mienne. Ie ne sais si v͞s aués jamais pensé bien véritablem͞t à l'en faire dépendre, mais ie suis bien sûre que v͞s ne le pensés plus, l'imprudence auec laquelle ie me suis liurée à mon goût p͞r v͞s doit me rendre plus malheureuse que tout le reste. Ie ne pouuois préuoir que l'affaire du comandem͞t me fit tant de chagrin, mais i'ay toujours préuu que votre caractère feroit mon malheur, v͞s auriés pu me consoler de tout, mais votre coeur est incapable d'un tel amour.

I'ay été souper auec l'abé de Bernis quoique i'eusse la fièure, ie voulois vous rendre compte des saisons. Il m'a dit qu'il en auoit vn chant et demi de fait, qu'il viendroit me le lire, que chaque chant auroit environ 500 vers, et ce qui me fait le plus de peine, c'est que son plan est précisém͞t le même que le vôtre, au point que ie serois tentée de croire qu'il en a eu conoissance par Adhemar ou par Panpan. Il comte y mettre fort peu de fable, et peindre les diférens agrémens et plaisirs de la société dans les diférentes saisons. Quand i'aurai vu ce qu'il en a de fait ie vous manderai ce que i'en pense. Come v͞s ne l'aués pas encore comencé, il vous est très vtile d'être instruit sur cela. Ie suis très fâchée qu'on v͞s ait pris le sujet qui étoit fait exprès p͞r votre talent, ie ne prens cependant de véritable intérest qu'à votre coeur et i'ai pris là vn bien mauuais parti.