ce 16 juin 48 à Paris
Enfin après m'auoir désespérée, après auoir pensé me faire mourir de chagrin, car il est vrai que vos injustices jointes à tout ce que j'ay éprouué ont été plus fortes que ma santé, après m'auoir escrit les choses les plus dures, les plus affligeantes, dans vn tems où ie ne deuois attendre de v͞s que des consolations, où l'intérest que v͞s deuiés prendre à ma douleur eût été seul capable de me la faire suporter, après tant d'humeur déplacée, après m'auoir fait entendre très clairem͞t que v͞s ne m'aimiés plus, que v͞s ne vouliés plus m'aimer, que v͞s v͞s repentiés de m'auoir aimée, vous conuenés donc que vous aués tort.
Vn autre que moi, v͞s même à ma place, v͞s auriés déjà pris votre parti. Ie deurois certainement me coriger du seul tort que i'aye auec v͞s et que v͞s n'aués cessé de me reprocher, de mettre trop d'ardeur dans mon goût p͞r v͞s, trop d'enuie de passer ma vie auec vous, et étant come v͞s la maitresse d'aimer peu ou beaucoup selon que ie suis aimée, v͞s sentés que selon cette mesure, ie serois bien près de ma guérison. Cependant ie vais à Comerci, et i'y vais à la fin du mois. Si ie n'écoutais que mes intérests, certainement ie n'irois pas, le dégoût sera bien plus grand quand ie l'auray été chercher moimême, ie n'espère pas pouuoir ce qui surpasse les forces de mer de Boufflers, il ne me conuient pas même d'en jamais parler. Ie quitte toutes mes affaires, et mon liure qu'il faut bien que v͞s aiés la justice de regarder come vne affaire parceque c'est vne très essentielle p͞r moi. Ce liure est attendu, promis, comencé depuis deux ans, ma réputation en dépend, il n'étoit assurément rien moins que nécessaire de l'entreprendre, mais il est indispensable de le finir, et de le bien faire, et c'est vn ouurage dont ce qui me reste à faire demande le plus grand receüillement et la plus grande aplication. Mon départ de Paris si promt fera vne nouuelle et c'est ce que ie n'aime point à faire, mais ie sacrifie tout cela au plaisir de v͞s reuoir. I'auouë que quand ie me suis résoluë, j'ay cru ne pas trop faire p͞r quelqu'un qui m'auoit sacrifié l'Italie, et qui paroissoit ne viure que p͞r m'aimer, v͞s m'aués fait voir que v͞s changés bien aisém͞t de façon de penser, peutêtre cette lettre d'aujourd'hui dont ie suis contente serat'elle suiuie mardi d'une autre, où v͞s me dirés que v͞s trauaillés à m'oublier, et que v͞s êtes déjà fort auancé. Peutêtre ne m'aimerés v͞s plus quand j'arriuerai, et ie crains toujours de v͞s aimer mal à propos, et i'auouë que ie désire souuent de ne v͞s auoir jamais aimé, mais aussi il faut que ie v͞s auouë que ce n'est pas aujourd'hui, il v͞s est bien aisé de ranimer dans mon coeur le goût inuincible qui m'entraine vers vous, peutêtre seroit il dificile de l'éteindre, mais ie tâche toujours de tenir mon âme dans vne telle situation que ie trouue des resources dans mon courage, dans ma philosophie, et surtout dans mon goût p͞r l'étude, si v͞s m'abandonés. V͞s me présentés trop souuent cette idée pour que ie la perde, et v͞s me reprochés ensuite de v͞s aimer moins, mais coment voulés vous qu'on se liure au plaisir d'aimer quand on craint à tout moment de s'en repentir? Tous mes sentimens sont durables, tout fait des traces profondes dans mon coeur, v͞s m'aués escrit des lettres cruelles, et surtout l'auantdernière qui étoit du 10, ne deuroit peutêtre jamais se pardoner. Cependant la tendresse que v͞s me marqués dans celle que ie reçois aujourd'huy l'a presqu'effacée, ie ne vois plus que votre amour et ie veux oublier vos torts, mais croiés que l'amour y perd, on ne ramesne point son coeur si aisém͞t de la colère à la tendresse, et il en reste toujours quelqu'impression. V͞s aués bien à réparer, et c'est bien votre fautte si ie ne v͞s aime pas autant que i'en suis capable. Enfin v͞s comencés donc à conuenir que ie ne puis jamais retourner en Loraine si Berchini y comande, ce qui me désespère c'est que v͞s préuoyés qu'il y comandera, et que come v͞s deuinés toujours juste dans les affaires, v͞s me faites perdre toutes les espérances que i'auais conçües et ce me semble auec assés de raison. Enfin la patente est changée, le r. de P. l'a désiré et obtenu et la reconoisance que ie lui dois de cette démarche autorise mon voiage, le plaisir de voir mer de Boufflers y entre p͞r beaucoup, et v͞s en prendrés la part que v͞s voudrés, mais enfin il y a à parier que si v͞s auiés été en Toscane ie serois restée à Paris. Ie v͞s jure, et v͞s le verés, que ie ne dirai pas vn mot du comandement au roy la première, i'en parlerai à m͞e B. parceque dans cette affaire surtout, ie la regarde come vne autre moimême, mais j'ay trop de confiance en son amitié p͞r croire que mon voiage fût nécessaire p͞r qu'elle fit tout ce qui dépend d'elle, ainsi v͞s voiés qu'il n'étoit nécessaire que p͞r les intérêts de mon coeur. Ie me trouue fort changée, ie ne sais coment v͞s me trouuerés, je n'ai plus de fièure, mais ie ne m'en porte guères mieux, sans la diète que i'ay fait j'aurois sûrem͞t eu vne grande maladie, ie me liure à présent sans faim à ma gourmandise naturelle, et ie pourai bien finir par être sérieusem͞t malade, pouruu que i'aye le tems d'ariuer ie ne m'en ambarasse pas, il est sûr que [je] ne ferai aucun remède malgré tout ce qu'on me dit, et que ie partirai, mais puisque v͞s conuenés que v͞s ne pourés venir à Paris qu'à la fin de l'hiuer et qu'il faudra que v͞s passiés quelques mois à votre régim͞t auoués donc que ie suis bien à plaindre d'auoir perdu ce comandem͞t, et que i'ay en effet perdu le bonheur de ma vie. De quoi me seruiroit d'être à Cirey? Votre régim͞t n'y sera pas, il faudra toujours passer au moins la moitié de l'année sans v͞s, et v͞s n'êtes guères capable de m'aimer malgré tant d'obstacles. V͞s aués bien raison de croire qu'un reuers de fortune n'est pas fait p͞r me rendre malheureuse, l'affaire du comandem͞t doit m'être sensible, tout s'y trouue, mais trouués le moien de passer votre vie auec moi et v͞s verés que i'en serai bientost consolée, mais de perdre le bonheur de ma vie p͞r auoir désiré et obtenu ce qui deuoit l'assurer p͞r toujours, voilà ce qui vraisemblablem͞t me rendra longtems malheureuse. Ie pers ma fortune, ma considération, la confiance de mon mari, mon amant, et mon amie intime, car n'est ce pas les perdre que de ne les plus voir? Si v͞s trouués que ce ne soit pas assés, et que i'y sois trop sensible donnés moi donc vne âme capable de tant d'indiférence, car ce n'est pas de la philosophie qu'il faut, c'est de l'insensibilité, et vous y perdriés plus que personne. Ie ne sais ce que v͞s aurés pensé de mes critiques sur Clöe mais enuoiés moi donc ces vers si tendres et où v͞s m'aimés tant, p͞r ceux là, croiés que ie n'i trouuerai rien à redire, ie n'ai nulle enuie de les montrer mais i'ay vne impatience extrême de les lire. I'ay vu Adhemar, j'étois d'une humeur afreuse, ie n'auois point reçu de lettres de vs, ie l'ay presque pris en auersion parce qu'il ne m'en a pas parlé, et s'il m'en auoit parlé ç’auroit été bien pis. Il dit qu'il reuiendra à Comerci en même tems que moi mais allés y donc afin que cela soit plus simple, et feignés d'ignorer mon retour et le changem͞t de la patente. Ie v͞s jure que ie n'ai point dit à m͞e de B. que v͞s auiés Mandeuille et que ie ne lui en ai parlé dans aucune de mes lettres, il faut qu'elle ait su par Pan Pan que v͞s l'auiés, et qu'elle ait voulu v͞s tendre vn piège. Ie v͞s gronderai beaucoup en arriuant de le lui auoir donné si tard, mais v͞s ne l'aués pas lu car v͞s ne m'en aués jamais parlé, ie n'en fais pas du tout de cas. P͞r ma lettre à Mairan [elle] a dû v͞s paraitre vn persiflage, et ie serois très fâchée que v͞s l'eussiés lue, car cela v͞s dégoûterait à jamais de mes ouurages. Ie ne sais ce qui arriue à mes lettres mais v͞s me deuinés très mal, car ie ne v͞s escris point au hazard et quand ie n'ai rien à faire mais quelqu'affaire que i'aye ie v͞s escris tous les jours de courier, et mes lettres p͞r v͞s sont mises à la poste auec celles p͞r m͞e de B. C'est mon valet de chambre qui porte mon paquet, et qui est l'home du monde le plus exact. Vs aués eu l'injustice de me gronder de v͞s auoir mis au fait des saisons de l'abé de Bernis, ie fais mon possible p͞r les entendre et assurément ce n'est pas p͞r mon plaisir. M͞e B. me presse fort de venir et m'a répondu auec le plus grand empressem͞t, elle est charmante p͞r moi, et rien ne me consolera jamais de ne pouuoir passer ma vie auec elle, puisque ie v͞s perds en même tems, mais escriués donc auec plus de circonspection sur vn certain article, on ouure souuent les lettres, et ie serois outrée que celles que v͞s m'escriués v͞s fissent le moindre tort. Ie garde mlle Cheualier quoique plus maladroite et plus maussade que iamais, elle est toute étonée de n'être pas renuoiée, mais ie ne veux pas lui dire à qui elle le doit, elle veroit bientost qu'elle n'a plus besoin de ma protection. Ie ne passerai peutêtre pas par Cirey en allant, p͞r auoir plus de raison d'y aller dans le mois d'aoust, mais v͞s ne croirés jamais que c'est p͞r v͞s. Adieu, cette lettre est bien longue n'est ce pas? Cependant mon coeur a encore bien des choses à v͞s dire.