1ère lettre du 5 juin 48 car i'espère en numéroter bien d'autres années
Vous m'inquiétés extrêmem͞t par ce que v͞s me dites de votre broüillerie auec mde de Boufflers, et des explications que v͞s aués eü et dans lesquelles v͞s aués craint de me broüiller auec elle.
Coment se peut il que i'y aie Eté mêlée? il ne me faudroit plus que cela. V͞s saués si i'ay le moindre reproche à me faire sur son compte, si mon amitié s'est démentie vn moment, et si ie ne pourois pas l'auoir rendue témoin de tout ce que ie v͞s ai dit d'elle. Mais l'innocence ne sert à consoler que dans les choses où le coeur n'a pas de part, elle ne suffit pas p͞r me rassurer, elle ne suffiroit pas p͞r me consoler, car quoique v͞s ne vouliés pas croire à mon amitié p͞r m͞e de Boufflers, quoique v͞s en tourniés la viuacité en ridicule, il est cependant très vrai que mes expressions ne sont point audelà de mes sentimens, et que ie l'aime auec toute la tendresse que ie lui marque. Iugés donc combien ie suis effraiée d'auoir l'ombre d'une tracasserie auec elle. Ie v͞s demande en grâce de m'esclaicir cela, et de me marquer du moins sur quoi cela roule, et si cela n'a laissé aucun nuage dans son coeur. Ie v͞s auouë que ie ne me consolerai jamais, je ne dis pas de perdre son amitié, mais de la voir diminuer et que la crainte et les explications prissent la place de la confiance et de la vérité qui fait le fondem͞t et le charme de notre comerce. Ie sens qu'il faudra que v͞s m'escriviés quelques lignes de plus mais ie v͞s le demande en grâce.
Ie me porte très mal, et sans la crainte que m'a donné votre lettre sur m͞e de Boufflers, et sans les choses tendres que v͞s m'y dites qui m'ont fait trouuer des forces pour vous répondre, ie ne pourois pas v͞s escrire. Il y a cinq jours entiers que ie n'ai rien mangé, j'ay vne petite fièure imperceptible, et beaucoup de toux et aucun apétit. J'attribuë à ma diète de n'être pas à la mort. Ma santé diminuë, car elle ne résiste plus au chagrin, l'affaire du comandem͞t m'en donne vn très violent et très juste, ie ne me pardonne point d'auoir attiré à m. du Chastellet vn si grand dégoût, et ie me vois exclue de Loraine sans retour. Ie reçois des complimens de tout le monde sur ce comandem͞t et ie préuois quel esclandre va faire cette affaire. Elle est très humiliante p͞r moi, et en vérité elle l'est aussi p͞r m͞e de Boufflers, on n͞s dira brouillées mais ce qui me touche le plus et à quoi il n'i a pas de consolation c'est de penser que ie n'irai jamais à Luneuille, car il ne faut pas se flatter, si m. Deberchini a le comandement, il est impossible que m. du Chastellet ni moi remettions le pied en Loraine tant qu'il durera. Il n'i a ni charge ni bienfaits qui puissent effacer le dégoût de voir vn Hongrois son cadet comander à sa place et rien ne le doit faire suporter. Mon amitié p͞r m͞e de B. sufiroit seule p͞r me rendre cette idée insuportable, jugés ce qu'elle doit faire sur moi quand ie songe que i'y aurois passé ma vie auec v͞s et que n͞s aurions encore eu des voiages de Cirey par dessus le marché, mais moi excluë de Luneuille où v͞s deués passer votre vie par deuoir, ie ne v͞s verai que des momens, et votre légèreté naturelle v͞s dégoûtera bientost d'un comerce si dificile et si rare. V͞s n'aués jamais pris à cette affaire du Comandem͞t la part que v͞s y deués prendre puisque v͞s m'aimés autant que v͞s le dites, car ie ne puis me défendre du plaisir de le croire, v͞s n'aués jamais entré dans mes raisons et dans mes chagrins sur cette affaire, qui est peutêtre la plus cruelle que ie puisse jamais essuier. Vous deuriés bien animer m͞e de B. à exiger du r. de P.12 choses auxquelles ie me restreins, la première qu'il fasse envoier à m. du Chastellet des patentes pures et simples, et la seconde qu'on suprime le commandem͞t auant le retour de m. Deberchini, alors ie suis contente et ne désire aucun dédomagement. En vérité son honneur y est intéressé, et son coeur doit l'être à ne pas paser la vie sans moi, car ce n'est point p͞r l'animer à faire conseruer le comandem͞t à m. du Chastellet que ie lui dis que cela me séparera d'elle, c'est qu'il me sera imposible, d'une impossibilité qu'aucune bonté du roy de P. ne poura détruire d'aller à Luneuille tant que Berchini comandera. V͞s le deués sentir aussi bien que moi, si v͞s pouués prendre sur v͞s de penser sérieusem͞t aux conséquences et aux circonstances de cette affaire; voilà ce qui me perce le coeur, or joignés à cela les reproches de m. du Chastellet et de toute sa famille dont ie suis accablée et qui ne cessent de me répéter auec raison, que i'ay fait le malheur de leur frère, que ie lui ai cassé le cou, que ie lui ai fait faire vne fausse démarche et donné vn dégoût mortel et v͞s verés que ie suis bien à plaindre, et qu'on seroit malade àmoins, la sensibilité de mon caractère et son impétuosité ne me laissent aucune dissipation possible dans vn violent chagrin, et ie suis obligée de suspendre tout trauail, la société m'est insuportable, et ie deuiens toute hébétée. Joignés à cela que ie suis d'un changem͞t affreux, et après aimés moi si v͞s osés, il est vrai que mon coeur n'est point changé et qu'il ne tient qu'à v͞s de me faire oublier toutes les injustices et les briganderies des homes.
Parlons de mon voiage de Cirey. Ie v͞s ai mandé que i'auois mandé à m͞e de Boufflers que si elle le vouloit et qu'elle crût que cela auançât mes affaires i'irois tout à l'heure à Comerci, ie dois donc attendre sa réponse. I'ay mandé à mr du Chatelet que si on ne changeoit pas sa comission et qu'il fût obligé de se retirer à Cirey i'y arriuerois le même jour que lui, et c'est bien le moins puisque c'est moi qui suis cause qu'il y est réduit. Ie dois donc attendre l'éuénement de cette affaire, que ie comte que m. de Croix décidera et dont j'augure tout au plus mal, malgré son zèle et son amitié, or m. du Chastellet aura vne autre comision ou bien on la lui refusera. Si on ne lui en donne point d'autre et qu'il reuienne à Cirey i'irai sans contredit, si on lui en donne vne autre et que m͞e de B. croie que ie ferai bien d'aller à Comerci come ie le lui ofre, ie serai à Comerci auant 15 jours, mais si on donne vne autre comision à m. du Chatelet, que par conséquent il reste quelque tems en Loraine et que m͞e B. ne me conseille pas d'y venir, ie ne pourai guères aller à Cirey que la cour ne soit partie de Comerci sans quoi il seroit trop marqué de n'i pas aller. Il est sûr que ie v͞s verai auant l'hiuer si v͞s m'aimés toujours et que v͞s m'escriuiés des lettres aussi tendres que celle que ie reçois aujourdhuy, mais l'hiuer que deuiendrons n͞s? V͞s comtés toujours come aux tems heureux où n͞s deuions le passer à Luneuille ensemble, mais c'est sur quoi il ne faut plus compter. V͞s m'aués mandé vne fois que v͞s pouriés venir à Paris, en aués v͞s toujours le projet, en imaginés v͞s la possibilité? Ce seroit bien là que n͞s passerions notre vie ensemble et tête à tête, mais c'est peutêtre là où cela v͞s seroit insuportable, surtout p͞r vn premier voiage. Si ie vais à Cirey cet automne ou tout à l'heure, il faudra que ie reuienne ici cet hiuer p͞r voir m. de Richelieu et pour mon Neuton qui est vne affaire très précieuse et très essentielle p͞r moi. Ie ne puis trauailler àprésent tant j'ay la tête à l'enuers, ie ne fais que végéter, et ie ne sens que ie suis capable de penser et de sentir que parceque ie vous aime. V͞s allés dites v͞s à Comerci, ce voiage seroit bien suspect à quelqu'un de moins facile que moi, mais ie ne puis me résoudre à v͞s soupçonner, ie voudrois que v͞s eussiés la permission d'y aller et que v͞s n'i allasiés que quand mon sort, qui dépend come v͞s voiés de bien des choses, sera décidé. Ie voudrois que v͞s me plaignassiés et que v͞s me seussiés gré d'être si à plaindre, ie voudrois que v͞s m'instruisiés de tout ce qui se passe sur mon affaire, et que v͞s missiés tout votre esprit et toute votre adresse à persuader à m͞e de Boufflers ce que ie v͞s marque.
Enfin v͞s voulés donc bien mon portrait, v͞s l'aurés, v͞s l'aués retardé, prenés v͞s en à vous; v͞s aurés le visage de celui de m. de V. habillé et coifé en Issé. Votre lettre à mr de V. est charmante et a très bien réussi. Faites moi donc cette chanson que ie v͞s demande ou ne faites jamais de vers puisque v͞s n'en voulés pas faire p͞r moi. Si l'afaire du comandem͞t réussit par miracle, car il n'i a plus que cela, ie n'exigerai point votre portrait parceque ie ne v͞s quiterai point, mais si elle manque il faudra paser par là. Ie crains que v͞s allés bien v͞s mettre en colère, car ie v͞s enuoie vne bouteille énorme d'huile de noisette tirée sans feu, il est étonnant come cela fait venir les cheueux, et ie v͞s prie de v͞s en inonder la tête comme un pharisien, v͞s verés quel effect cela fera. V͞s saués que ie ne veux pas que v͞s les coupiés, il est juste que i'en aie soin, mais si ce présent vous fait trop de peine à receuoir v͞s pouués me renuoier vne bouteille d'huile de lampe, car c'est précisém͞t le même prix.
Ne voilà t'il pas que ie retombe dans mes anciens péchés et que ie vous escris vne lettre énorme? V͞s ne m'aimerés plus. Ie suis bien fâchée d'auoir oublié de numéroter mes lettres, ie suis sûre qu'il y en a eu de perduës, ie serais vn peu fâchée qu'on les ouurit, ie les mets à la poste en même tems que celle de m͞e de Bouflers, ie les cacheterai toujours auec le cachet dont ie me sers aujourdhui, qui est vne bacanalle. Ie comence d'aujourdhui à les numéroter, celle cy est la première, en aués v͞s reçu vne petite à trauers chou sur la paix de la reine de Hongrie? Mandés moi combien v͞s en aués sans comter celle cy, et ie verai sur mon almanach si c'est le comte. Adieu, comtés que v͞s ne sauriés me trop aimer, mon coeur est assés tendre p͞r n'être point en reste, mais il ne peut être sans défiance si v͞s ne prenés soin de le rassurer. Escriués moi toujours des lettres come celle que ie reçois aujourdhuy et ie serai heureuse, c'est en vérité tout ce que ie puis dire de plus fort dans la situation où ie suis, car ie me meurs de faiblesse et de chagrin. Ie v͞s escris aujourdhui à la réception de votre lettre crainte d'être tout à fait hors d'état de vous répondre demain, et ie ne veux jamais que v͞s puissiés croire que ie vous néglige vn moment. Ie relis votre lettre, elle m'enchante, mais ie crains de ne la deuoir qu'à mes reproches et que v͞s n'aiés fait des efforts p͞r être tendre, escriués donc touiours de même et ie ne craindrai rien.