ce 20 jüin [1739]
J'étois bien plus en peine Monsieur de votre santé et de votre amitié p͞r moi que ie ne la suis de mon procés.
Votre lettre me rassure, i'aime trop à me flatter p͞r ne pas croire tout ce que v͞s m'i dites d'obligeant. Ie suis bien fâchée que vos chagrins continuent, mais ie v͞s auoüe que ie sens que si i'auois votre mérite, il me semble que ie serois bien heureuse, et que ie ne me soucierois guères des Cassinis. V͞s ne me parlés ni de vos occupations ni de vos projets. Il me semble que v͞s perdés vn peu votre tems, si cependant c'est le perdre que de le passer auec des gens aimables. P͞r moi me voilà liurée aux procés et aux flamands. J'aprens àprésent les deux langues, car elles me sont aussi inconnuës l'une que l'autre. Ie ne veux cependant pas perdre de vuë p͞r cela mes Etudes. Tout cela me laisse si peu de tems à moi que ie n'ay pas le tens de sauoir si Bruxelles estguai ou triste. D'aïlleurs v͞s saués que ie suis venuë icy la plus forte en amenant mr de Voltaire et mr de Koenig. La santé du dernier s'est fort dérangée depuis quelque tems, il me paroît regretter la Suisse, et ie me presse de profiter du tems que ie le possède, car ie crains qu'il ne soit pas long. Ie v͞s auouerai que ie suis bien mécontente de moi, ie ne sais si le repos nécessaire p͞r de telles Etudes me manque, si mon procés, et les deuoirs qu'il faut que ie rende icy emportent mon attention, mais enfin ie travaille beaucoup, et ie n'auance guères. Imaginés v͞s que quoique ie sois obligée de souper souuent en ville ie me lèue tous les jours à 6 heures au plus tard p͞r Etudier, et cependant ie n'ay pas encore pu finir l'algorithme. Ma mémoire me manque à chaque instant, et i'ay bien peur qu'il soit bien tard p͞r moi p͞r aprendre tant de choses si dificiles. Mr de Koenig m'encourage quelquefois, mais lui qui m'auoit tant dit d'aller doucement me mène vn train de chasse que i'ay bien de la peine à suiure. Il y a près de six semaines que n͞s trauaillons autant que le voyage, sa santé et mes affaires le peuuent permettre et ie ne pourois pas répondre de l'aplication des règles que i'ay apris dans le plus petit problème. Voir les choses sous une autre forme me désoriente, enfin ie suis quelquefois prête à tout abandoner, in magnis voluisse sat est n'est point du tout ma deuise. Si ie ne dois pas réussir du moins à être médiocre, ie voudrois n'auoir jamais rien Entrepris.
Ie ne sais trop si Koenig a enuie de faire quelque chose de moi, ie crois que mon incapacité le dégoutte. Lui qui est paruenu à faire des choses si dificiles deuroit bien se piquer d'honneur. Ie ne puis cependant m'en plaindre. C'est vn home d'un esprit clair et profond. Il est aussi complaisant p͞r moi qu'il le peut être, mais il est mécontent de son sort quoiqu'assurément ie n'oublie rien p͞r lui rendre la vie douce et p͞r gagner son amitié. V͞s voyés que ie crois que v͞s v͞s intéressés à mes Etudes. Ie cherche des consolations dans vos conseils, car ie v͞s auoüe qu'un des chagrins les plus sensibles que j'aye eü dans ma vie, c'est le désespoir où ie suis prête à entrer sur ma capacité p͞r vne science qui est la seule que j'aime et qui est la seule science, si on ne veut pas abuser des termes. Puisque v͞s voulés bien penser au temporel, ie vais àprésent v͞s rendre comte de mes procés et de mon voyage. Ie croyois n'être icy que trois mois, mais ie ne sais àprésent si ie n'i serai pas trois ans. Il seroit désagréable et i'ose dire peu sensé d'auoir fait la dépense et de s'être donné le dérangem͞t de venir icy p͞r n'i rien faire de ce pourquoi i'y viens, or il faut me résoudre à demeurer icy jusqu'à la décision; me perdre par mon absence le fruit de tout ce que i'ay fait, et de tout ce que ie pourai faire, c'est ce que les gens d'affaires m'ont signifié. Mr du Chastellet a bien de la peine à s'y résoudre, mais ie crois qu'il y sera forcé. Mon procés est infaillible, tout le monde me paroît le penser, mais quand il finira, personne ne peut me le dire. I'ay pris vne maison icy et m'en voilà citoyenne. Si i'y voulois perdre mon tems il y en a icy des occasions tout come ailleurs, et i'ay bien lieu de me louër de l'empressem͞t que l'on a de me diuertir. Mais mon plus grand diuertissem͞t seroit mr de Koenig et mon ardoise si ie pouuois espérer de réussir.
I'auois besoin de la lettre de m͞e de Richelieu que v͞s m'enuoyés. Il y auoit si longtems qu'elle ne m'auoit escrit que ie ne sauois qu'en penser. Elle me mande qu'elle va en Languedoc p͞r 2 ans au mois de septembre, et elle me paroît désirer que mon voyage à Paris fut auant ce tems là. Ie le désirerois bien aussi, mais ie ne sais si ie le pourai. Ie prendrai si ie puis le tems de quelque délay. Ie serois bien fâchée de ne v͞s y pas trouuer. Ie v͞s demande de ne me pas laisser ignorer vos marches. Ie ne sais plus quand ie v͞s reuerai. Mandés moi si v͞s seriés tenté d'un voyage de Hollande en cas que ie pus y aller. Apropos de Hollande aués v͞s eü la bonté d'enuoyer mon ouurage à mrs de Mucembroek et 'Sgravesende? V͞s sentés bien que mon voiage futur en Hollande me rend cet enuoy intéressant. Ie v͞s remercie de toutes vos attentions sur cela. Ie voudrois sauoir s'il v͞s en reste encore, car on en a si peu tiré que ie crois que le marchand n'en a plus et beaucoup de personnes m'en demandent. Ie v͞s ay prié aussi de me mander coment ie suis auec mr de Reaumur. Ie lui dois vne lettre, mais ie voudrois auant de l'escrire sauoir coment ie serai reçuë. V͞s voyés monsieur par la longueur de cette lettre quel plaisir m'a fait la vôtre, et combien ie désire d'en receuoir souuent. Ie crois que v͞s aués quelque amitié p͞r moi. Quand ie songe à ce que v͞s m'aués dit de votre sensibilité p͞r les personnes qui v͞s aiment, ie suis bien sûre que moyennant cela personne n'a plus de droit que moi à votre amitié. Mr de Voltaire v͞s fait mille tendre complimens. Mr de Koenig v͞s traduit, et mr du Chastellet v͞s Embrasse.