1747-04-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Hyacinthe Des Issarts, marquis de Gallean.

Monsieur,

La lettre aimable, dont vous m'honorez, me donne bien du plaisir & bien des regrets; elle me fait sentir tout ce que j'ai perdu.
J'ai pu être témoin du moment où votre excellence signait le bonheur de la France, j'ai pu voir la cour de Dresde, & je ne l'ai point vue. Je ne suis pas né heureux; mais vous, monsieur, avouez que vous êtes aussi heureux que vous le méritez.

Qu'il est doux d'être ambassadeur
Dans le palais de la candeur!
On dit, et même avec justice,
Que vos pareils ailleurs ont eu
Tant soit peu besoin d'artifice;
Mais ils traitaient avec le vice,
Vous traitez avec la vertu.

Vous avez retrouvé à Dresde ce que vous avez quitté à Versailles, un roi aimé de ses sujets.

Vous pourrez dire quelque jour
Qui des deux rois tient mieux sa cour,
Quel est le plus doux, le plus juste,
Et qui fait naître plus d'amour,
Ou de Louis quinze ou d'Auguste,
C'est un grand point très contesté.
Ce problème pourrait confondre
La plus fine sagacité,
Et je donne à votre équité
Dix ans entiers pour me répondre.

Rien ne prouve mieux, combien il est difficile de savoir au juste la vérité dans ce monde; & puis, monsieur, les personnes qui la savent le mieux, sont toujours celles, qui la disent le moins. Par exemple ceux, qui ont l'honneur d'approcher des trois princesses que la reine de Pologne a données à la France, à Naples, à Munich, pourront ils jamais dire laquelle des trois nations est la plus heureuse?

Que même on demande à la reine
Quel plus beau présent elle a fait,
Et quel fut son plus grand bienfait,
On la rendra fort incertaine.
Mais si de moi l'on veut savoir
Qui des trois peuples doit avoir
La plus tendre reconnaissance,
Et nourrir le plus doux espoir,
Ne croyez pas que je balance.

En voyant monseigneur le dauphin avec madame la dauphine, je me souviens de Psiché, & je songe que Psiché avait deux sœurs:

Chacune des deux était belle,
Tenait une brillante cour,
Eut un mari jeune & fidèle:
Psiché seule épousa l'amour.

Mais il y aurait peut-être, monsieur, un moyen de finir cette dispute, dans laquelle Paris aurait coupé sa pomme en trois.

Je suis d'avis que l'on préfère
Celle qui le plus promptement
Saura donner un bel enfant
Semblable à leur auguste mère.

Vous voyez, monsieur, que sans être politique j'ai l'esprit conciliant: je compte bien vous faire ma cour avec de tels sentiments, et de plus vous pouvez être sûr qu'on est très disposé à Versailles à mériter cette préférence. Si on travaille aussi efficacement à Breda, nous aurons la paix du monde la plus honorable.

Je serais très flatté, monsieur, si mes sentiments respectueux pour m. le comte de Brüll lui étaient transmis par votre bouche. Je n'ose vous supplier de daigner, si l'occasion s'en présentait, me mettre aux pieds de leurs majestés. Si vous avez quelques ordres à me donner pour Versailles ou pour Paris, vous serez obéi avec zèle.

J'ai l'honneur d'être avec respect, monsieur, de votre excellence le &c.