à Berlin, ce 5 décembre 1742
Au lieu de votre Pucelle et de votre belle Histoire, je vous envoie une petite comédie contenant l'extrait de toutes les folies que j'ai été en état de ramasser et de coudre ensemble.
Je l'ai fait représenter aux noces de Césarion, et encore a-t-elle été fort mal jouée. D'Eguille, qui m'a rendu votre lettre d'antique date, est arrivé. On dit qu'il a plus d'étoffe que son frère; je n'ai pas encore été en état d'en juger. Je n'ai de la Pucelle que l'alpha et l'oméga; si je pouvais avoir les IVe, Ve, VIe et VIIe chants, alors ce serait un trésor dont vous m'auriez mis pleinement en possession.
Il me semble que les créanciers de mesdames les dix-sept provinces sont autant pressés pour leur payement que messieurs les maréchaux français sont lents dans leurs opérations. Pour ce qui regarde vos créanciers, je vous prie de leur dire que j'ai beaucoup d'argent à liquider avec les Hollandais, et qu'il n'est pas encore clair qui de nous deux restera le débiteur.
Si Paris est l'île de Cythère, vous êtes assurément le satellite de Vénus qui circulez à l'entour de cette planète, et suivez le cours que cet astre décrit de Paris à Bruxelles et de Bruxelles à Cirey. Berlin n'a rien qui puisse vous y attirer, à moins que nos astronomes de l'académie avec leurs longues lunettes ne vous y incitent. Nos peuples du nord ne sont pas aussi mous que les peuples d'occident; les hommes, chez nous, sont moins efféminés, et par conséquent plus mâles, plus capables de travail, de patience, et peut-être moins gentils, à la vérité. Et c'est justement cette vie de sybarites que l'on mène à Paris et dont vous faites tant l'éloge, qui a perdu la réputation de vos troupes et de vos généraux à Linz, à Frauenberg, à Egra, à Amberg etc.
Adieu, cher Voltaire, écrivez moi souvent, et surtout envoyez moi vos ouvrages et la Pucelle. J'ai tant d'affaires, que pour le coup ma lettre se sent un peu du style laconique. Elle vous ennuiera moins, en cas que je n'en aie pas déjà trop dit.
Federic