[? janvier 1741]
Monsieur,
J'ai reçu, il y a plus de six mois, deux exemplaires de votre édition de l'Anti-Machiavel: l'un par la poste: l'autre qui fut laissé chez moi, pendant que je n'y étois pas, par quelqu'un qui refusa de se nommer alors, & qui ne s'est point fait connoître depuis.
Je n'osois d'abord me flater que le premier me fût venu de votre part. Je croyois bien reconnoître vos armes au cachet de l'envelope; & je croyois bien encore n'être pas tout-à-fait indigne d'une pareille faveur, je pouvois la mériter jusqu'à un certain point par l'intérêt que j'ai toujours pris à ce qui vous regarde. Et je demeurois néanmoins dans l'incertitude, parce que je ne sçavois pas assez bien si mes sentimens vous étoient connus: A peine sçavois-je si vous connoissiez mon existence. Mais deux mots de votre propre main à la page du tître, dans le second exemplaire, ne me permettant presque plus de douter que ce ne soit un présent que vous avez bien voulu me faire, souffrez, Monsieur, que je cède à l'envie que j'ai de le croire, & que je suive un mouvement de reconnoissance qui m'a déjà fait prendre la plume plus d'une fois pour vous en remercier, depuis que j'ai sçu où je pourrois vous adresser mon remerciment. Il se peut très bien que vous m'en dispensiez, & malgré cela, j'aurois peut-être dû le faire plutôt. Je n'ai été retenu que par la crainte de vous importuner. Il paroît par vos divers ouvrages que vous employez votre tems d'une manière qui doit vous en rendre tous les momens précieux, & en vérité je regrette pour vous ceux que je vous fais perdre à la lecture de cette Lettre. Mais ma discrétion à la fin m'a semblé prendre un air d'ingratitude qui me faisoit trop de peine. Pardonnez, si pour l'amour de moi-même je mets des bornes à ma discrétion. Ce sera sans conséquence. J'ai dit que je voulais vous remercier: Je vous remercie, & je m'en tiens là. Je ne veux ni vous ennuyer par aucune paraphrase de ce petit compliment (si toutefois on peut appeler compliment l'expression la plus simple d'un pur sentiment de cœur) ni même vous prier de me répondre, quelque flatteur au-reste qu'il fût pour moi de lier quelque correspondance avec vous. Malheureusement je ne vois rien en quoi je puisse vous être utile. Si je concevois que des gens comme moi eussent quelque service à vous rendre, je vous avoue que je profiterois de l'occasion, & me mettrois sur les rangs pour être employé comme un de vos correspondans dans ce Paÿs.
Il ne faut pourtant pas, Monsieur, que je finisse sans vous rendre compte de l'usage que j'ai fait de votre présent. Après avoir dévoré votre Préface et l'ouvrage même de votre illustre Auteur, je conçus d'abord le dessein d'en faire un extrait pour la Bibliothèque Brittanique, à la tête duquel j'annoncerois l'édition de Londres (afin que la chose ne parût pas étrangère à ce Journal) mais dans lequel je parlerois occasionnellement de la vôtre, & me règlerois sur elle pour les passages que j'aurois à transcrire. Je fis cet extrait sans perdre de tems, je voulois qu'il fût prêt pour le Volume qui devoit être publié à Noel, & j'obtins facilement des Journalistes que l'on recommanderoit au Libraire de l'y insérer préférablement à tout autre. C'est malgré ces Messieurs & malgré moi qu'il l'a gardé, par je ne sçai quelle raison, pour le Volume suivant; qui ne paroît ici que depuis quelques jours. Si j'avois prévu ce délai, j'aurois travaillé avec moins de précipitation, & cela auroit vraisemblablement produit quelque chose de plus suportable que mon extrait, où je vois qu'il y auroit bien des changemens à faire, & où je trouve même des fautes d'impression assez impertinentes, qui n'y seroient peut-être pas si j'avois eu le tems de mettre mon manuscrit au net ou de le revoir avec exactitude. Ainsi, par exemple, à la p.260, l.16, on n'auroit peut-être pas mis visible pour risible. Lorsque le Manuscrit fut envoyé en Hollande, j'écrivis moi même au Libraire, pour le prier de vous le communiquer en cas que vous fussiez encore à la Haie; de vous demander si vous approuviez que je nommasse nettement le Roi de Prusse; de se règler entièrement sur vos avis, & de vous présenter un exemplaire de la Bibliothèque dès qu'elle seroit imprimée. Je ne sçai ce qu'il a fait, mais il n'a pas jugé à propos de me répondre. Je voudrois bien, Monsieur, être à portée de vous présenter moi même ce morceau, ou sçavoir aumoins quelque bon moyen de vous le faire remettre incessamment. Mais vu la facilité avec laquelle je m'imagine que vous pourrez (en cas que vous ne l'ayez pas) le trouver à Bruxelles, je me ferois conscience de vous l'envoyer par la Poste. Je souhaite fort que si vous n'êtes pas satisfait de la manière dont je m'y exprime à votre avantage, vous le soyez au moins du zèle qui m'a fait saisir cette occasion de rendre un petit hommage à votre mérite: Et j'espère aureste que vous ne voudrez pas de mal aux Journalistes, si dans ce même Journal, qu'ils sont toujours charmés d'orner de votre nom & de vos louanges, ils admettent aussi quelquefois touchant vos ouvrages (comme leur devoir le demande) quelques petits traits de critique; lesquels ne sçauroient faire aucun tort à une réputation telle que la vôtre, & qui prouvent en même tems que les éloges auxquels on les mêle, sont exempts de toute flaterie. J'ai cru que la candeur dont je me fais une loi, exigeoit ici ce mot d'éclaircissement, afin que vous n'eussiez aucun mauvais procédé à me reprocher dans la suite: je veux dire, lorsque l'on aura publié le volume actuellement sous presse, dans lequel vous pourrez voir deux articles où il s'agit de vous, & où j'ose vous annoncer que vous êtes un peu critiqué à l'occasion de vos Lettres sur les Anglois. Supposé que vous fussiez d'humeur à y répondre, & que vous voulussiez bien me faire l'honneur de m'envoyer votre réponse, je suis sûr qu'il n'y a aucun des Journalistes qui ne se fît un plaisir sensible d'en enrichir le Journal. Quelque gros que fût le paquet, vous pourriez me l'adresser par la Poste; je ne regretterai jamais ce qu'il m'en coûtera pour recevoir des paquets de la part de Mr de Voltaire. Mon adresse est, To Mr De Missy, at Slaughter's Coffee-house.
Mr Nenci, que vous connoissez bien, & à qui je me suis vanté que j'allois vous écrire, vient de sortir de chez moi, & m'a chargé de vous faire ses complimens. C'est un homme que j'aime de tout mon cœur, moins pour ses talens, dont je ne sçaurois assez bien juger par moi-même, que parce qu'il me paroît être d'un bon caractère, qu'il est porté d'inclination à vous rendre justice, & qu'il est de ces gens vivement sensibles à votre mérite, avec qui je puis parler de l'abondance du cœur sur votre compte. Il m'a porté votre santé. Je n'ai jamais fait raison à personne avec plus de plaisir, si ce n'est à Mr Tiriot & à Mr Jordan, dans les petites parties que nous faisions quelquefois ensemble lorsque nous étions tous trois à Londres. Mr Nenci fait imprimer un Volume de ses Poésies. Ne pourriez vous pas, Monsieur, lui trouver des souscriptions dans vos quartiers? La souscription n'est que d'un écu: moitié payable d'abord, moitié en recevant le Livre. Je conçois qu'il n'attend que la réussite de ce Recueil pour publier sa traduction entière de la Henriade. Nos Papiers au reste, ont annoncé depuis peu une septième Edition(si je m'en souviens bien) de la traduction Angloise de votre Histoire de Charles xij: & j'entens dire qu'il se prépare une seconde Edition Françoise de vos Lettres sur les Anglois.
J'oubliois de vous dire que dans mon Extrait de L'Anti-Machiavel j'ai transcrit un passage sur lequel j'aurois bien voulu pouvoir vous consulter: c'est celui du chapitre XV, où il y a selon votre Edition ces paroles: "Que j'aille en Italie avec dix mille hommes contre un Alexandre VI, la moitié de l'Italie sera pour moi: Que j'y entre avec quarante mille hommes contre un Innocent II, toute l'Italie se soulèvera pour me faire périr." Dans l'édition de van Duren & de Mayer, il y a Innocent onze au lieu d'Innocent deux. De quel côté est l'erreur? C'est là ce que j'aurois souhaité apprendre de vous même, & que je vous prierois encore de m'apprendre, si je ne me souvenois que je vous ai promis de ménager votre tems. Je ne sçai comment j'ai pu après cette promesse faire insensiblement ma lettre si longue. Je vous en demande pardon, & suis aussi parfaitement que qui que ce soit,
Monsieur,
Votre très humble & très obéissant serviteur,
Cesar de Missy