A Bruxelles, ce 28 juin 1740
Eh bien mon cher amy avez vous reçu le paquet T?
C'est monsieur Helvetius, un de nos confrères en Apollon quoyque fermier général, qui s'est chargé de le faire mettre au coche de Reims, recomandé à Paris pour Rouen. Si les soins d'un fermier général et l'adresse d'un 1er président ne suffisent pas, à qui faudra t'il avoir recours? Vous devez trouver dans cette édition baucoup de corrections à la main, deux cent vers nouvaux dans la Henriade, quelques pièces fugitives qui n'étoient pas dans les autres éditions, mais surtout les fautes énormes de l'éditeur réformées tant que je l'ay pu.
Je ne vous ay point envoyé Zulime, que les comédiens de Paris ont représentée presque malgré moy, et qui n'est pas digne de vous. Si j'avois de la vanité je vous dirois qu'elle n'est pas digne de moy, du moins je crois pouvoir mieux faire, et qu'en effet Mahomet vaut mieux. Vous jugerez si j'ay bien peint les fourbes et les fanatiques. En attendant voyez mon cher amy si vous êtes un peu content de la petite odelette pour notre souverain le Roy de Prusse. Je l'apelle notre souverain parce qu'il aime, qu'il cultive, qu'il encourage les arts que nous aimons. Il écrit en français baucoup mieux que plusieurs de nos académiciens, et quelquefois dans ses lettres il laisse échaper de petits sixains ou dixains que peutêtre ne désavoueriez vous pas. Sa passion dominante est de rendre les hommes heureux et de faire fleurir chez luy les belles lettres. Me seroit il permis de vous dire que dès qu'il a été sur le trône il m'a écrit ces propres paroles. Mon cher amy parlez moy toujours comme à un homme et jamais comme à un roy. Eh bien qu'en dites vous? votre cœur n'est il pas ému? n'est on pas heureux d'être né dans un siècle qui a produit un homme si singulier? Avec tout cela je reste à Bruxelles, et le meilleur roy de la terre, son mérite et ses faveurs ne m'éloigneront pas un moment d'Emilie. Les rois (même celuy là) ne doivent marcher jamais qu'après les amis; vous sentez bien que cela va sans dire.
Ne pouriez vous pas me rendre un très grand service en en rendant un petit à M. le marquis du Chastelet: il s'agit seulement d'épargner le voiage et les frais d'un maître des comptes ou auditeur?
Mr du Chastelet a comme vous savez en Normandie de petites terres relevant du roy, nommés st Remy, Heurlimont et Feuillois. Il en [a] rendu les aveux et dénombremens à la chambre des comptes de Rouen. Il s'agit actuellement d'obtenir la main levée de ces dénombremens; et pour y parvenir il faut faire dit on information sur les lieux. C'est aparemment le droit de la chambre des comptes. Elle députe un ou deux commissaires, à ce qu'on dit, pour aller faire semblant de voir si l'on a accusé juste et se faire grassement payer de leur voiage inutile. Or on prétend qu'il n'est ny mal aisé ny hors d'usage d'obtenir un arrest de dispense de la chambre des comptes, et d'obtenir la main levée sans avoir à payer les frais de cette surérogatoire information. Le père de M. du Chastelet obtint pareil arrest pour les mêmes terres. Voyez, pouvez vous parler, faire parler, faire écrire à quelqu'un de la chambre des comptes, et nous dire ce qu'il faut faire pour parvenir à cet arrest de dispense?
Adieu mon aimable amy, vous êtes fait pour plaire et pour rendre service.
V.