1775-02-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Raton reçoit une lettre un peu consolante du 30 janvier de celui en qui il a mis ses plus chères espérances.
Il ne s'agit ici ni du quarré des distances ni du cube des révolutions. Il n'est question que de diminuer s'il est possible le mal qui surcharge et qui dévore ce malheureux globe. Je vous soumets, digne bienfaicteur de l'humanité, mes desseins et mes démarches. Mon premier soin est d'obtenir pour ce jeune homme, une place, un titre de la part de son maître. C'est ce que je sollicite et que j'ose espérer, puisque cela ne coûte rien. Ce préalable servira baucoup à mon infortuné, et lui procurera des avantages solides dans le pays où il sert. Il poura même agir en France avec plus de dignité et n'être pas regardé chez les Welches comme un expatrié qui vient demander grâce.

Je tâche d'intéresser son maître à cette bonne action.

Ce premier pas fait je vous enverrai un mémoire.

Ce mémoire prouvera par des pièces que j'ay dans mes mains

1º qu'un homme abhorré dans son pays jura de perdre la tante du chevalier parce qu'elle n'avait pas voulu donner en mariage au fils de cet homme, une demoiselle riche qu'elle protégeait

2º que cet homme exécrable qui était conseiller du siège fit jetter des monitoires, inventa des accusations absurdes qui tombèrent d'elles mêmes,

3º qu'enfin il se réduisit aux charges qui ont opéré une partie de ses desseins,

4º qu'il ne jugea qu'avec deux assesseurs, que de ces deux il y en eut un qui à la vérité s'était fait recevoir docteur ès loix à Reims pour quarante cinq francs, comme l'honnête du Jonquai à Paris, mais qu'il ne fut jamais que procureur et marchand de cochons dans sa ville. J'ay la lettre d'un magistrat du pays qui l'atteste,

5º que les loix ne permettent pas qu'on juge ainsi un gentilhomme dans un présidial,

6º que si cette éxécrable sentence (que j'ay vue à la fin de six mille pages d'écriture) fut confirmée par un arrest, c'est que Le tribunal qui rendit cet arrest ne put (à ce qu'on dira) examiner l'énorme procès, c'était dans la guerre civile des billets de confession, le feu était dans le roiaume; il fallait que cette respectable compagnie uniquement occupée du bien public courût au danger le plus pressant.

Quand ce mémoire aprouvé de vous sera lu par le chef de la justice, il en sera touché, et nous verrons alors quel parti nous devrons prendre.

J'ai adressé à m. de Roni un petit livret où l'on vous rend bien faiblement une partie de la justice qui vous est due. J'en ay envoié cinq ou six exemplaires aux deux Bertrands. J'ignore s'ils sont arrivez à bon port et s'il y a des éceuils sur la route. Je vous suplie de vous en informer.

Je comptais vous faire une petite visite au printemps, mais il n'y a plus de printemps pour Raton.