1738-05-01, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

J'ay respecté vos occupations mon cher ami, et les soins que v͞s donne votre départ, mais il faut bien que ie profite vn peu aussi du peu de tems qu'il n͞s reste à v͞s posséder.
Hélas il est bien court. Ie n'ose vous demander quand v͞s partés, ie voudrois pourtant bien le sauoir, puisque ie ne peux vivre auec v͞s, ie veux du moins sauoir tout ce qui v͞s arriue. J'ay chargé mr du Chastellet d'une négociation bien difficile, c'est de me procurer le plaisir de v͞s voir auant votre départ. N͞s v͞s demandons un rendés v͞s sur votre routte, votre ami et moi n͞s ferions cinquante lieuës bien guaïement p͞r v͞s aller trouuer. Ie v͞s félicite de l'emplette que v͞s aués fait du petit Saurain, mais ie le félicite bien plus de s'attacher à v͞s, c'est vn choix bien digne de vous. N͞s espérons enfin qu'on va n͞s enuoyer vne bonne pièce de théâtre. On n͞s annonce le fat puni sous vn nom qui n͞s en assure et qui n͞s y fait prendre vn intérest bien tendre.

Merope est abandonnée p͞r la représentation. Ie crois que quand il en sera tout à fait content, il se contentera de l'adresser au marquis Maffei et de la faire imprimer. Mr du Chastellet n͞s a mandé qu'il v͞s auoit vu et que v͞s l'auiés chargé de recomander à votre ami d'escrire moins. Cela n͞s a vn peu inquiétés. Il est dificile d'auoir vn comerce de lettres plus resserré que le sien mais come vos auis sont nos loix mandés n͞s si c'est vn conseil vague, ou s'il porte sur quelque chose de nouueau et de positif. Autre inquiétude, car n͞s viuons come les bons chrétiens en crainte et tremblement. On mande à votre ami assés positiuement qu'il paroit quelques exemplaires de ses éléments de Neuton de l'édition d'Hollande. V͞s saués come n͞s même qu'il y a près de deux ans que les libraires ont les trois quarts du manuscrit, tant qu'ils ont voulu entendre raison, il a suspendu l'édition, mais enfin ils ont pris martel en tête, come v͞s saués par le détail de la lettre de Praut dont v͞s aués bien voulu v͞s mêler, et ils ont fait paroitre ce qu'ils auoient de l'ouvrage. Votre ami en est très fâché parce qu'il y manque les 5 derniers chapitres. Il auoit cru que cela les contiendroit, mais rien ne peut arrêter l'auidité des libraires. Il s'en consolera, et il y remédiera le mieux qu'il lui sera possible, pouruû que mr le chancelier qui n'a pas voulu absolument qu'ils parussent en France, ait la justice de ne se pas fâcher de ce qu'ils paroissent en Hollande. V͞s n͞s aués promis de parer ce coup, soyés notre ange tutélaire jusqu'à la fin, que mr Daguessau prenne le parti de votre ami, et qu'il représente à mr son père qu'il y auoit déjà la moitié du liure imprimé quand on le lui a présenté, que même il auoit vu cette moitié imprimée, que mr de V. ayant senti par le refus qu'il a fait de le laisser paroitre en France, qu'il n'aprouuoit pas le livre auoit cessé d'envoyer des cahiers à ses libraires d'Hollande, et que la preuue en est claire puis que dans leur Edition il manque cinq chapitres qu'ils n'ont pas par cette raison, que même le dernier où mr de V. rendoit compte des sentimens de mr Neuton sur la métaphisique n'ayant pas été du goût de mr le chancelier il l'auoit suprimé exprès et qu'il espère qu'après toutes ces marques de sa déférence et de sa soumission à ce qu'il a pu entreuoir de ses volontés il ne lui saura point mauuais gré d'une édition que mr de V. ne pouuoit plus empêcher, et que mr le chancelier n'a point paru désaprouuer. Voilà mon cher ami notre petit factum auquel votre amitié voudra bien prêter des grâces, et que j'epère que v͞s voudrés bien faire passer jusqu'à mr le chancelier s'il est nécessaire, car il faut que v͞s soyés notre ange gardien jusqu'à la fin. Votre ami v͞s embrasse tendrement, il ne pense point à votre départ sans vne douleur mortelle, et n͞s n'en parlons que les larmes aux yeux. Voulés v͞s bien faire notre cour à me Dargental, et assurer mr de Pondeuelle de notre attachement? Aués v͞s eu le tems de lire des épîtres sur le bonheur qu'on donne à votre ami? Il trauaillera pendant votre absence p͞r v͞s amuser à votre retour. N͞s espérons que v͞s n͞s donnerés les moyens de v͞s escrire à st Domingue où n͞s ne v͞s laisserons manquer ni de vers ni de prose. Nos coeurs v͞s y suiuront. Adieu mon cher ami, n͞s espérons que v͞s n͞s escrirés incessament et surtout que v͞s n͞s aimerés toujours.