1737-10-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Votre lettre m'a fait pleurer ma chère nièce.
Je reçois en même temps celle de mon neveu. Je partage votre douleur, je voudrois pouvoir sur le champ partir pour venir mêler mes larmes aux vôtres, et vous offrir mes services. Votre situation me pénètre mais la bonté de votre cœur m'enchante. Je vois que vous ne sentez que la douleur d'avoir perdu un bon père, et que L'embaras des affaires, n'entre pour rien dans votre affliction. Que votre aimable sœur qui partage vos sentiments, reçoive aussi les témoignages de ma tendresse. Je vous embrasse tous et je pleure avec vous. Ce qui me console c'est que vous serez tous unis. Regardez tous cette union comme un riche héritage. Un frère et une sœur qu'on aime, avec qui on vit, avec qui on pense, valent un établissement.

Vous me demandez des conseils. Hélas mes chers enfans, demandez moy des services. S'il vous faut de L'argent, donnez moy la préférence. L'abbé Moussinot, chanoine de st Mery, qui s'est bien voulu charger de mes petites affaires, donnera tout ce qu'il aura. J’écris à mon neveu, ainsi je ne vous parlerai icy que de ce qui regarde les deux sœurs.

Vous voilà majeure, chargée par conséquent de tout le poids. Si vous avez besoin d'un homme qui arrange vos partages et qui tienne lieu de tuteur à votre sœur et à vos frères, je vous conseille de prendre l'abbé Moussinot. Il est bau frère de Dubreuil qui avoit travaillé 25 ans sous votre grand père à la chambre des comptes, et que votre oncle a renvoyé. Cela peutêtre seroit un obstacle, mais si ce n'en étoit pas un, je ne connais personne qui vous servit mieux. Il entend très bien les affaires, est exact, n'a point d'humeur, et est un parfaitement honnête homme.

Je ne vous le propose qu'au cas que vos oncles n'aient personne en main. Car d'ailleurs je croi qu’étant entre les mains de mrs de Montigni, et Pagnon, vous n'aurez besoin de rien du tout que de signer votre nom quand il le faudra.

Je ne comprends point du tout comment votre oncle Aroüet ne vous fait envisager qu'un couvent. Il me semble que c'est le seul parti qu'il ne faille pas prendre. Je ne dis pas que vous ne pussiez, vous loger avec votre sœur pour quelques semaines dans l'extérieur de quelque couvent si vous n'aviez point de parents. Mais vous pouriez très bien vous loger auprès de made Pagnon, en cas que vous l'incomodiez dans sa maison. Si j’étois à Paris je ne vous dirois pas autre chose, mais je tâcherois de vous servir de mon mieux.

Lors qu'après le débrouillement de vos affaires, il sera question de prendre un parti, assurément il n'y aura aucune raison pour prendre celuy de la retraitte. Il me semble qu’à vue de pays vous aurez chacun au moins quatrevingt mille francs de bien, et point de procez. Avec cette petite fortune, et surtout avec la sagesse que vous avez dans l'esprit, on peut ou s’établir, ou vivre avec sa sœur. Vous seriez pauvres séparément, vous seriez riches ensemble. En un mot je ne vois point pour vous un avenir désagréable. Il n'y en a point quand on pense bien. Si après L'arrangement de vos partages, vous croiez avoir besoin de mettre un temps entre l’état où vous êtes, et celuy de prendre un parti fixe, si vous voulez passer quelques mois à la campagne au printemps, madame la marquise du Chastelet vous offre son châtau, où vous trouverez une chère excellente, de très jolis apartements, de La musique, un bon clavessin digne de vos doigts, un joli téâtre, d'assez bons acteurs, baucoup de bons livres dans tous les genres, et un oncle qui vous aime tendrement, et qui vous auroit aimées s'il vous avoit été étranger. Je vous embrasse mes chères nièces.

Voltaire