[c. 20 August 1737]
Voylà Mr un petit portrait de vous, plus fidèle encore, que le plan que vous avez emporté de Cirey. Nous avons receu vos lettres dans les quelles vous faites voir des sentiments qui ne sont point d'un voiageur. Les voiageurs oublient, vous ne nous oubliez point, vous songez à nous consoler de votre absense. Madame du Chastelet et tout ce qui est à Cirey, et moy monsieur nous nous souviendrons toute notre vie que nous avons vu Alexandre de Remusberg dans Ephestion Keyserling. Je trouve déjà le prince royal un très grand politique; il choisit pour ambassadeurs ceux dont il connaît le caractère conforme à celui des puissances auprès desquelles il faut négocier. Il a envoyé à madame la marquise du Châtelet, un homme sensible à la beauté, à l'esprit, à la vertu, et qui a tous les goûts, comme il parle toutes les langues: en un mot son envoyé était chargé de plaire, et il a mieux rempli sa légation que le cardinal d'Ossat ou Grotius n'auraient fait. Vous négociez sans doute sur ce pied là auprès de madame de Nassau. En quelque endroit du monde que vous soyez, souvenez vous qu'il y a en France une petite vallée riante, entourée de bois, où votre nom ne périra point tant que nous l'habiterons. Parlez quelquefois de nous à Frédéric Marc Aurèle quand vous aurez le bonheur de vous retrouver auprès de lui. Vous avez été témoin de cette tendresse plus forte que le respect dont nos cœurs sont pénétrés pour lui. Nous ne faisons guère de repas sans faire commémoration du prince et de l'ambassadeur, nous ne passons point devant son portrait sans nous arrêter, sans dire: Voilà donc celui à qui il est réservé de rendre les hommes heureux, voilà le vrai prince et le vrai philosophe! J'apprends encore que vous ne bornez point votre sensibilité pour Cirey au seul souvenir, vous songez à rendre service à m. Linant, vos bons offices pour lui sont un bienfait pour moi; souffrez que je partage la reconnaissance.
Il y a donc deux terres de Cirey dans le monde, deux paradis terrestres; mesdames les princesses de Nassau ont l'un, mais madame du Châtelet a l'autre. Ce que vous me dites de Veilbourg augmente la respectueuse estime que j'avais déjà pour les princesses dont vous me parlez; adieu, monsieur, nous ne perdrons jamais celle que nous avons pour vous. Ma malheureuse santé m'a empêché de vous écrire plus tôt, mais elle ne diminuera rien de mes tendres sentiments.
Si dans votre chemin vous rencontrez des gens dignes de voir Emilie, et qui voyagent en France, envoyez nous les, ils seront reçus en votre nom comme vous même. Madame du Châtelet sera comptée au rang des choses qu'il faut voir en France, parmi celles qu'on y regrette.
Je suis avec l'estime la plus respectueuse et la plus tendre, &c.