1763-09-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à marchese Francesco Albergati Capacelli.

Vous êtes, Monsieur, dans les plaisirs della villegiatura, et vous y joignez celui de prendre les eaux avec une très aimable Dame.
Ces eaux ne seront pas pour vous, celles de la fontaine de l'enchanteur Merlino, qui rendaient le buveur amoureux et la buveuse indifférente, et elles seront de plus celles d'Hipocrêne.

J'aurais bien voulu vous envoier Olimpie, mais le paquet est trop gros pour la poste, et trop petit pour les messageries. J'espérais trouver quelque voiageur qui vous la rendrait en passant par Boulogne; mais j'ai été trompé dans mes espérances. C'est une chose bien désagréable dans vôtre belle Italie, que cette difficulté de faire entrer des livres. On prive chez vous l'âme de sa nourriture, autant qu'on le peut; on craint que les hommes ne pensent. J'habite un petit païs bien inférieur au vôtre; mais du moins, l'âme y est en pleine liberté. Les prêtres n'y peuvent empècher les progrès rapides de la philosophie. Est-il possible que tout l'esprit des Italiens, nos premiers maîtres dans les arts, n'ait servi qu'à les mettre sous un joug dont la raison humaine s'indigne! Un homme qui écrirait aujourd'hui ce que Cicéron écrivait autrefois, serait mis dans les prisons du saint office. Cette idée n'est elle pas accablante? quel gouvernement que celui qui veut crever les yeux à ceux qu'il gouverne!

Je n'écris point à Mr Goldoni, mais je l'attends à son passage, quand il sera las de la vie de Paris. La mienne est uniforme et tranquile, partagée entre la Lecture et les amusements de la campagne. J'espère qu'il viendra philosopher avec moi après avoir badiné avec le théâtre de Paris. Il me parait par ses ouvrages qu'il a plus d'une sorte d'esprit, et qu'il peut instruire les hommes aussi bien que leur plaire. Quand je le verrai, je sentirai d'avantage le regrêt de ne vous point voir; plus il me parlera de vous, plus il augmentera des désirs qui ne peuvent être satisfaits.

Adieu, Monsieur, ma misérable santé, mon âge, et mon esprit de retraitte, ne dérobent rien aux sentiments qui m'attachent à vous pour jamais.

V.