au Château de Ferney 15e juillet 1765
C'est un malade, Monsieur, qui répond à un autre malade. Un petit avertissement de plus que j'ai reçu de la nature, et qui me dit qu'il faut songer à faire mon paquet, est ce qui a retardé ma réponse. Je vois que nous souffrons tous deux, mon cher et ancien camarade; nous sommes contemporains; tous les hommes sont nés pour mourir, et la pluspart pour souffrir. Il y a longtemps que j'ai pris mon parti sur ces deux bagatelles. Il n'y a guères qu'une extrème sobriété qui puisse nous procurer une viéillesse un peu tolérable. Mr Tronchin est un grand mèdecin, mais la nature en sait plus que lui. Nous avons jouï de la vie dans nôtre jeune âge, supportons la aujourd'hui, et quand il le faudra sachons la quitter sans regrêt.
Ce sera une grande consolation pour moi de pouvoir vous embrasser si vous venez à Genêve au temple d'Epidaure. Vous faittes fort bien de vous défaire de vôtre charge pour être tranquile; je ne connais dans l'histoire que le Cardinal de Fleuri qui ait été assez fou pour en prendre une à l'âge de soixante et treize ans. Heureusement celà lui a réussi; mais s'il était mort la première année de son ministère, il aurait passé pour le plus insensé de tous les hommes.
Je suis fâché qu'il se commette autant de crimes que vous le dites dans vôtre païs d'Alaric. Je me souviens qu'en passant par Tours qui est une plus grande ville que Nimes, le procureur du Roy me dit que depuis vingt cinq ans qu'il éxerçait sa charge, il ne s'était jamais trouvé dans le cas de donner des conclusions à des peines afflictives; je comptais à Paris cette anecdote à une Tourangeote, et je lui disais, savez vous bien qu'il y a vingt cinq ans qu'il ne s'est commis de crime à Tours? quoi donc, me dit elle, est-ce qu'il s'en commettait auparavant?
Si tous vos compatriotes vous ressemblaient, Monsieur, les Languedochiens répondraient comme ma Tourangeote.
Le papier me manque, mille respects.
V.