A Cirey, 23 décembre [1737]
J'ai donc, suivant votre conseil, abandonné pour un temps la raison réciproque des carrés des distances, et la progression en nombres impairs dans laquelle tombent les corps graves et autres casses-tête, pour retourner à Melpomène. J'ai fait Mérope, mon cher ami, arbiter elegantiarum et judex noster. Ce n'est pas la Mérope de Maffey, c'est la mienne. Je veux vous l'envoyer, à vous et à notre aimable Cideville. Il y a si longtemps que je n'ai payé aucun tribut à notre amitié, qu'il faut bien réparer le temps perdu. Ce n'était pas la seule tragédie qu'on faisait à Cirey. Linant avait remis sur le métier cette intrigue égyptiaque que je lui avais fait commencer, il y a sept ans. Enfin il avait repris vigueur, et je me flattais que dans quatorze ans il aurait fini le cinquième acte. Raillerie à part, s'il avait voulu un peu travailler, je crois que l'ouvrage aurait eu du succès. Mais vous savez que le démon d'écrire en prose avait tellement possédé la sœur que madame du Châtelet a été dans la nécessité absolue de renvoyer la sœur et le frère. Ils ont grand tort l'un et l'autre. Ils pouvaient se faire un sort très doux, et se préparer un avenir agréable. Linant aurait passé sa vie dans la maison avec une pension. Son pupille en aurait eu soin toute sa vie. Il y a de la probité, de l'honneur dans cette maison du Châtelet. Celui qui avait élevé m. du Châtelet, est mort dans leur famille assez à son aise. Que pouvait faire de mieux un paresseux comme Linant, un homme qui d'ailleurs a si peu de ressources, un homme qui doit craindre à tout moment de perdre la vue; que pouvait il, dis-je, faire de mieux que de s'attacher à cette maison? Je crois qu'il se repentira plus d'un jour; mais il ne me convient pas de conserver avec lui le moindre commerce. Mon devoir a été de lui faire du bien quand vous et m. de Cideville me l'avez recommandé. Mon devoir est de l'oublier, puisqu'il a manqué à madame du Châtelet.
Voulez vous, en attendant Mérope, une ode que j'ai faite sur la paix? On a tant fait de ces drogues que je n'ai pas voulu donner la mienne. Envoyez la à notre ami Cideville, et dites m'en votre avis, mais qu'elle n'ennuie que Cideville et vous. Les esprits sont à Paris dans une petite guerre civile; les jansénistes attaquent les jésuites, les cassinistes s'élèvent contre Maupertuis, et ne veulent pas que la terre soit plate aux pôles. Il faudrait les y envoyer pour leur peine. Les lullistes appelent les partisans de Rameau les ramoneurs. Pour moi, sans parti, sans intrigue, retiré dans le paradis terrestre de Cirey, je suis si peu attaché à tout ce qui se passe à Paris que je ne regrette pas même la diablerie de Rameau, ou les beaux airs de Persée. Si je peux regretter quelque chose, c'est vous, mon cher Formont, que j'estimerai et que j'aimerai toute ma vie. Madame du Châtelet, qui partage mes sentiments pour vous, vous fait les plus sincères compliments.
On arrête en France l'impression de ma Philosophie de Newton. Sans doute il y a dans cet ouvrage des erreurs que je n'ai pas aperçues.