1739-01-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à — Demoulin.

Je vous rends à l'un & à l'autre mon amitié: je vois, par vos démarches, qu'en effet vous ne m'avez point trahi, & que, quand vous m'avez dissipé vingt-quatre mille livres d'argent, il y a eu seulement du malheur, & non de mauvaise volonté.
Je vous pardonne donc & sans qu'il me reste la moindre amertume dans le cœur.

Tout mon regret est de me voir moins en état d'assister les gens de lettres, comme je le faisais. Je n'ai plus d'argent, & quand il a fallu, en dernier lieu, faire de petits plaisirs à m. Linant & à m. Lamarre, j'ai été obligé de faire avancer les deniers par le sieur Prault, jeune libraire, fort au dessus de sa profession.

Je me flatte que m. Linant aura enfin heureusement fini cette tragédie dont je lui ai donné le plan il y a si longtemps. Je lui souhaite un succès qui lui donne un peu de fortune & beaucoup de gloire. Ce serait avec bien du plaisir que je lui écrirais; mais vous savez que de malheureuses plaintes domestiques & une juste indignation de madame la marquise du Châtelet contre sa sœur, me lient les mains. J'ai donné ma parole d'honneur de ne point lui écrire, & je ne lui écrirai point; mais je ne l'ai point donné de ne le point secourir, & je le secours. Passez donc chez m. Prault fils, & priez le de donner encore cinquante livres à m. Linant. Surtout que m. Linant donne sa tragédie à imprimer à m. Prault; c'est une justice que ce libraire aimable mérite. Faites le marché vous même; quand je dis vous, je dis votre mari, cela est égal.

Vous devriez engager m. Linant à écrire, sans griffonner, une lettre respectueuse, pleine d'onction & d'attachement, à m. le marquis du Châtelet, & autant à madame. Ce devoir bien rempli pourrait opérer une réconciliation peut-être nécessaire à la fortune de m. Linant.

Je voudrais qu'il pût dédier sa pièce à madame la marquise du Châtelet. Je me ferais fort de l'en faire récompenser. L'aimable Prault a encore donné cent vingt livres pour moi au sieur Lamarre. Je n'ai point de nouvelles de ce petit hanneton; il est allé sucer quelques fleurs à Versailles.