1735-06-25, de Simon Henri Dubuisson à Joseph de Seytres, marquis de Caumont.

Monsieur,

Malgré vos vœux et les miens, la licence des presses continue.
Tout s'imprime et c'est un attrait qui multiplie les ouvrages critiques ou libertins, parce que leurs auteurs espèrent d'être payés ou tout au moins d'être lus. Parmi les pièces que vous trouverez dans ce paquet, la première qui a pour titre: Rapsodies gauloises, est une censure amère où les personnes les plus respectables ne sont pas épargnées. La seconde est un portrait de m. de Voltaire que ceux qui connaissent les auteurs trouvent bien fait . . . .

Entre ces ouvrages le meilleur, en y supposant de la vérité, c'est sans doute le portrait de m. de Voltaire.

A propos de cet auteur, comme vous aimez les anecdotes, monsieur, je vais vous en dire quelques unes qui le concernent. Depuis son retour à Paris, soit inquiétude naturelle, soit vanité d'accompagner, à titre d'ami, m. et mme de Richelieu, il est parti avec eux pour la cour de Lorraine, où il est actuellement. Des estampes rares qu'il a vendues ont fourni aux frais de son voyage, car il n'était point en argent, lorsqu'il fallut partir, et m. de Richelieu, quoique son débiteur d'environ 100,000 livres, refusa de lui en donner; si c'était impuissance ou si c'était mauvaise volonté, je l'ignore, tout ce que je sais, c'est que, si le goût des estampes reprend à m. de Voltaire, il faudra qu'il en rachète.

De Lorraine, son projet est de revenir à une terre de mme du Châtelet, en Bourgogne, où il se promet de demeurer quatre ans avec elle; ils vont là pour s'aimer, mais que quatre ans vis à vis de ce qu'on aime sont longs! Cependant m. de Voltaire compte les achever, et il a prêté 25 à 30,000 livres à m. du Châtelet pour le lui faire trouver bon. Une chose singulière, c'est qu'il dit à tout le monde que mme du Châtelet est une folle lorsque, de son côté, elle fait tout ce qu'il faut pour justifier ce dire.

Depuis l'absence de m. de Voltaire, elle s'est liée avec un géomètre de l'Académie, qu'on nomme m. de Maupertuis. Il y a quelques jours, ce monsieur, ayant fait une partie, avec plusieurs de ses amis, pour aller souper à une maison qu'il a à Suresne ou à Puteaux, la curiosité ou la jalousie, car on n'est pas bien d'accord sur le motif, détermina mme du Châtelet à l'y aller surprendre. Son équipage la conduisit jusque sur le boulevard où elle se travestit et monta à cheval. De là, elle se rendit à la maison en question, toujours galopant; elle y fut reconnue et invitée à partager le plaisir; ce dernier point était ce qu'elle pouvait faire de mieux. Aussi se livra-t-elle de si bonne grâce, qu'elle ne se souvint qu'à minuit que son carrosse et ses gens l'attendaient où elle les avait quittés. Il était question de les aller rejoindre; elle le fit comme elle était venue, c'est à dire n'ayant d'autre compagnie que celle de son cheval. Mais les mêmes choses ne réussissent pas toujours de même; elle était allée sans accident et elle se démit le pouce au retour. Arrivée à Paris, elle dépêcha un exprès au pauvre m. de Maupertuis, qui partit sur le champ pour venir la consoler. Apparemment qu'il employa une rhétorique diffuse, car il demeura enfermé tête à tête avec elle depuis quatre heures du matin jusqu'à près de midi; et, sans un courrier qui vint apporter à mme du Châtelet des nouvelles de son mari et qu'on ne put se dispenser de faire entrer, je crois qu'il y serait encore. On n'a pas manqué d'écrire cette aventure à m. de Voltaire, mais quel maudit service! Il excite la jalousie et ne peut éteindre l'amour.

Quoi qu'il en soit, mme du Châtelet est sur son départ pour Nancy, où elle va prendre m. de Voltaire, pour l'amener à sa terre. Ils s'y occuperont à s'aimer, à bâtir et à faire des tragédies; heureux s'ils ne deviennent pas eux mêmes les personnages ou les sujets de quelqu'une, car on dit que mme du Châtelet s'est une fois empoisonnée pour un amant, et vous voyez bien que le même rat pourrait encore la prendre.

Cette dame est fille de m. de Breteuil, et c'est à elle que m. de Voltaire a adressé son Epître à la calomnie.

A l'égard de ce dernier, quelque prise qu'il ait donnée sur lui du côté de l'intérêt par la manière dont il a traité avec les libraires et le public pour ses ouvrages, on lui doit la justice de dire qu'il a été libéral avec beaucoup de personnes. Je sais un jeune homme entre autres qu'il entretient, loge et nourrit depuis plus de quatre ans, quoiqu'il n'ait eu d'autre recommandation auprès de lui que de lui avoir adressé quelques vers apologétiques, et de lui avoir fait connaître qu'il était dans une situation à avoir besoin de son secours. Et j'en sais vingt autres à qui il a fait des prêts considérables de la manière la plus désintéressée et la plus généreuse. Ce qui m'étonne, c'est que ces gens là s'élèvent contre ceux qui n'ont pas le cœur mauvais; ils sont les premiers à les décrier. J'ai même entendu le jeune homme qu'il nourrit se plaindre avec amertume qu'il ne lui fournissait que l'utile, et qu'à l'égard de l'agréable, il voulait qu'il travaillât pour se le procurer . . . .