1734-06-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Marie de La Condamine.

Si la grand'chambre étoit composée Monsieur d'excellents philosofes, je serois très faché d'y avoir été condamné, mais je croi que ces vénérables magistrats n'entendent que très médiocrement Neuton et Loke.
Ils n'en sont pas moins respectables pour moy quoi qu'ils aient donné autrefois un arrest en faveur de la phisique d'Aristote, qu'ils aient deffendu de donner l'émétique, etc., leur intention est toujours très bonne. Ils croyoient que l'émétique étoit un poison, mais depuis que plusieurs conseillers de grand'chambre furent guéris par l'émétique, ils changèrent d'avis sans pourtant réformer leur jugement, de sorte qu'encor aujourd'huy l'émétique demeure proscrit par un arrest, et que M. Silva ne laisse pas d'en ordonner à Messieurs, quand messieurs sont tombez en apoplexie. Il pouroit peut être arriver à peu près la même chose à mon livre. Peut être quelque conseiller pensant lira les lettres philosofiques avec plaisir quoiqu'elles soient proscrittes par arrest. Je les ay relues hier avec attention pour voir ce qui a pu choquer si vivement les idées reçües. Je croi que la manière plaisante dont certaines choses y sont tournées aura fait généralement penser qu'un homme qui traitte si guaiment les quaquers et les anglicans, ne peut faire son salut cum timore et tremore, et est un très mauvais crétien; ce sont les termes et non les choses qui révoltent l'esprit humain. Si M. Neuton ne s'étoit pas servi du mot d'attraction dans son admirable filosophie, toute notre académie auroit ouvert les yeux à la lumière, mais il a eu le malheur de se servir à Londres d'un mot auquel on auroit attaché une idée ridicule à Paris, et sur cela seul on luy a fait icy son procès avec une témérité qui fera un jour peu d'honneur à ses ennemis.

S'il est permis de comparer les petites choses aux grandes, j'ose dire qu'on a jugé mes idées sur des mots. Si je n'avois pas éguaié la matière personne n'eût été scandalisé, mais aussy personne ne m'auroit lu.

On a cru qu'un Français qui plaisantoit les quakers, qui prenoit le parti de Loke et qui trouvoit de mauvais raisonements dans Pascal étoit un athée. Remarqué je vous prie si l'existence d'un dieu dont je suis réellement très convaincu, n'est pas clairement admise dans tout mon livre? Cependant les hommes qui abusent toujours des mots, apelleront également athée celuy qui niera un dieu et celuy qui disputera sur la nécessité du péché originel. Les esprits ainsy prévenus ont crié contre les lettres sur Loke et sur Pascal.

Ma lettre sur Loke se réduit uniquement à ceci

la raison humaine ne sauroit démontrer qu'il soit impossible à dieu d'ajouter la pensée à la matière.

Cette proposition est je croi aussy vraye que celle ci, les triangles qui ont même baze et même hauteur sont égaux.

A l'égard de Pascal le grand point de la question roule visiblement sur cecy, savoir si la raison humaine suffit pour prouver deux natures dans l'homme. Je sai que Platon a eu cette idée et qu'elle est très ingénieuse, mais il s'en faut bien qu'elle soit philosofique. Je croi le péché originel quand la relligion me l'a révélé, mais je ne croi pas les androgines quand Platon a parlé; les misères de la vie, philosofiquement parlant, ne prouvent pas plus la chutte de l'homme que les misères d'un cheval de fiacre ne prouvent que les chevaux étoient tous autrefois gros et gras et ne recevoient jamais de coups de foüet et que depuis qu'un d'eux s'avisa de manger trop d'avoine tous ses descendants furent condamnez à trainer des fiacres. Si la ste écriture me disoit ce dernier fait je le croirois mais il faudroit du moins m'avouer que j'aurois eu besoin de la ste écriture pour le croire et que ma raison ne suffisoit pas.

Qu'ai je donc fait autre chose que de mettre la ste écriture au dessus de la raison? Je défie encore une fois qu'on me montre une proposition répréhensible dans mes réponses à Pascal. Je vous prie de conférer sur cela avec vos amis et de vouloir bien me mander si je m'aveugle.

Vous verrez bientôt madame du Châtelet. L'amitié dont elle m'honore ne s'est point démentie dans cette occasion. Son esprit est digne de vous et de m. de Maupertuis, et son cœur est digne de son esprit. Elle rend de bons offices à ses amis, avec la même vivacité qu'elle a appris les langues et la géométrie; et quand elle a rendu tous les services imaginables, elle croit n'avoir rien fait; comme avec son esprit et ses lumières, elle croit ne savoir rien, et ignore si elle a de l'esprit. Soyez lui bien attachés, vous et m. de Maupertuis, et soyons toute notre vie ses admirateurs et ses amis. La cour n'est pas trop digne d'elle; il lui faut des courtisans qui pensent comme vous. Je vous prie de lui dire à quel point je suis touché de ses bontés. Il y a quelque temps que je ne lui ai écrit et que je n'ai reçu de ses nouvelles, mais je n'en suis pas moins pénétré d'attachement et de reconnaissance.

Embrassez pour moi, je vous prie, l'électrique m. du Fay; et si vous embrassiez ma petite sœur, feriez vous si mal? Mandez moi, je vous prie, comment elle se porte. Mille respects à madame du Fay et à ces dames. Vous m'aviez parlé d'une lettre de Stamboul, &c.