1735-12-01, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

La conversation que je viens d'avoir avec vous me prouve que l'homme n'est pas libre.
Je n'aurais jamais dû vous dire ce que je vous ai avoué, mais je n'ai pu me refuser la douceur de vous faire voir que je vous ai toujours rendu justice et que j'ai toujours senti tout ce que vous valez. L'amitié d'un cœur comme le vôtre me paraît le plus beau présent du ciel, et je ne me consolerais jamais si je n'étais sûre que vous ne pouvez malgré toutes vos résolutions vous empêcher d'en avoir pour moi au milieu du sentiment vif qui emporte mon âme, et qui fait disparaître le reste à mes yeux. Je sens que vous êtes une exception à cet abandonnement de moi même et de tout autre attachement. J'ai tout quitté pour vivre avec la seule personne qui ait jamais pu remplir mon cæur et mon esprit mais je quitterais tout dans l'univers, hors elle pour jouir avec vous des douceurs de l'amitié. Ces deux sentiments ne sont point incompatibles puisque mon cæur les rassemble, sans avoir de reproche à se faire. Je n'ai jamais eu de véritable passion que pour ce qui fait actuellement le charme et le tourment de ma vie, mon bien et mon mal, mais je n'ai jamais eu de véritable amitié que pour madame de Richelieu et pour vous. J'ai conservé le sentiment si cher à mon cæur au milieu de la plus grande ivresse, et je le conserverai toute ma vie. La seule chose qui y mêle de l'amertume c'est que vous ayez pu [me] croire capable d'une indignité qui a dû exciter dans votre cœur l'indignation et le mépris. Il est affreux qu'il y ait eu des temps dans votre vie où vous avez eu ces sentiments pour moi. Rougissez donc de votre injustice et voyez combien un cœur comme le mien est incapable de perfidie. Elle n'est pas dans ma nature et je suis de plus incapable d'avoir jamais cru une telle horreur de vous si on avait osé vous en accuser. Un cœur capable d'un amour si tendre et d'une amitié si solide ne peut l'être d'un crime, et c'en serait un que les honnêtes gens ne devraient jamais pardonner. Vous devez juger combien ces idées cruelles m'occupent, puisque je n'ai pu m'empêcher de vous en parler au milieu de l'attendrissement que votre départ a mis dans mon âme. Je suis heureuse de vous avoir revu quoique je ne doive plus vous revoir. Je suis même heureuse par l'indiscrétion que j'ai faite puisqu'elle vous a fait connaître mon cœur, mais je serai bien malheureuse si vous ne me conservez pas votre amitié, et si vous ne m'en continuez pas les marques. Vous me feriez repentir de la vérité avec laquelle je vous ai parlé, et mon cœur ne veut point connaître le repentir. Il ne lui manque qu'un ami comme vous pour être aussi heureux que la condition humaine le comporte. Voudrez vous mêler de l'amertume à mes plus bas jours? Songez que vous avez à réparer avec moi et que vous ne pouvez trop faire pour me consoler d'avoir été soupçonnée d'un crime par celui dans le cœur duquel j'aurais cru trouver ma justification. Adieu, il n'y aura de bonheur parfait pour moi dans le monde que quand je pourrai réunir le plaisir de vivre avec vous, et celui d'aimer celui à qui j'ai consacré ma vie.