ce 28 février [1739] à Cirey
Je compte recevoir bientôt les livres pour madame du Chastelet et celuy que m. le prince Cantimir veut bien me prêter.
Je vous renveray exactement Les épîtres de Pope, le Sgravesende de la bibliotèque du roy, La petite bague que madame Duch. a voulu garder quelque temps, et je souhaitte qu'elle vous rapelle le souvenir d'un ancien amy qui vous a toujours aimé.
Si vous savez à Paris des choses que j'ignore, j'en sçais peutêtre à Cirey qui vous sont encor inconnues. Eclaircissez les, et voyez si je suis bien informé. Il y a environ douze jours que Desfontaines rencontra Jore dans un caffé borgne, et qu'il l'excita à vous faire un procez sur une prétendue dette. Il luy donna le projet d'un factum contre vous, dont ce procez seroit le prétexte. 8 pages entières contenoient ce projet de factum, ils rioient en le lisant, et mon nom comme vous croyez bien n'y étoit pas épargné. Ils nommèrent le procureur qui devoit agir contre vous. Depuis ce temps Jore a revu deux fois Desfontaines, et probablement vous avez reçu une assignation devant le lieutenant civil.
Je n'en sçay pas davantage, c'est à vous à m'apprendre la suitte de cette affaire. Desfontaines, qui n'est capable que de crimes, se servit il y a quelques années contre moy d'un aussi lâche artifice, et Jore eut L'impudence de dire à m. Dargental, je sçai bien que M. de V. ne me doit rien, mais j'auray le plaisir de regagner par un factum contre luy l'argent qu'il devoit me faire gagner d'ailleurs.
Mr d'Argental me conseilla de n'être pas assez faible pour acheter le silence d'un scélérat et je vous conseille aujourduy la même chose. Il y a trop de honte à céder aux méchants.
Vous n'êtes point surpris sans doute de la conduitte de Desfontaines, et vous devez vous apercevoir qu'on ne peut réprimer ses iniquitez que par l'autorité, tous vos ménagements n'ont jamais servi qu'à nourrir ses poisons et son insolence. Vous savez que depuis douze ans il a mis au nombre de ses perfidies, celle de vouloir nous diviser, et ce qu'il y a eu d'horrible c'est qu'il a réussi à le faire croire à quelques personnes, et presque à me le faire craindre.
Je comptois vivre heureux. L'amitié inaltérable de la femme du monde la plus respectable et la plus éclairée m'assuroit mon bonheur à Cirey, et la sûreté d'avoir en vous un amy intime à Paris, un correspondant fait pour mon esprit et pour mon cœur, me consoloient de la rage de l'envie, et des taches dont l'imposture noircit toujours les talents. J'avoue que j'eus le cœur percé quand vous me mandâtes que les injures infâmes dont l'abbé D. F. vous avoit autrefois harcelé, n'étoient pas de luy, moy qui sais aussi bien que vous qu'il en étoit l'auteur. Je fus au désespoir de voir que vous ménagiez ce monstre. Je sçus d'ailleurs qu'il vous avoit montré ses mauvaises remarques contre l'abbé D'Olivet, et que vous l'aviez proposé à Algaroti pour traduire le neutonisme des Dames. Vous voylà bien payé. Vous auriez bien dû sentir qu'il y a certaines âmes féroces incapables du moindre bien, et dont il faut s'éloigner pour jamais avec horreur. Mais aussi il y en a d'autres qui méritent un attachement sans variation et sans faiblesse.
Je vous prie de me mander comment vous vous portez et de compter toujours sur des sentimens inébranlables de ma part. Le même caractère qui m'a rendu inflexible pour les cœurs mal faits, me rend tendre pour les âmes sensibles aux quelles il ne manque qu'un peu de fermeté.
Avez vous enfin donné le commencement de mon essayà m. Dargental?
Qu'esce que Mahomet? quid novi?