1738-08-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Françoise Quinault.
Vous voulez charmante Talie
Ressusciter, et rendre au jour
Ma Melpomene ensevelie
Dans le sombre et profond séjour
De l'obscure philosofie.
C'est je vous jure un grand effort,
Car je sens que je suis bien mort,
Et je regrette peu la vie.

Vous êtes toutte propre à faire des miracles. J'en ay grand besoin. Je ne sçai si je n'ay pas renoncé entièrement à l'envie dangereuse de me faire juger par le public. Il vient un temps aimable Talie, où le goust du repos, et les charmes d'une vie retirée l'emportent sur tout le reste. Heureux qui sait se dérober de bonne heure aux séductions de la renommée, aux fureurs de l'envie, aux jugements inconsidérez des hommes! Je n'ay que trop à me repentir d'avoir travaillé à autre chose qu'à mon repos. Qu'ai-je gagné par vingt ans de travail? Rien que des ennemis. C'est là presque tout le prix qu'il faut attendre de la culture des belles lettres, baucoup de mépris quand on ne réussit pas et baucoup de haine quand on réussit. Le succez même a toujours quelque chose d'avilissant par le soin qu'on a d'encourager je ne sçai quels bateleurs d'Italie, à tourner le sérieux en ridicule, et à gâter le goust dans le comique.

Personne n'étoit plus capable que vous de donner quelque considération à l'art charmant que vous ennoblissez tous les jours; mais ce bel art en est il moins décrié par les bigots, moins indiférent aux personnes de la cour? en répand on moins d'oprobre sur un état qui demande des lumières, de l'éducation, des talents, sur une étude et sur un art qui n'enseigne que la morale, les bienséances et les vertus? J'ay toujours été indigné pour vous et pour moy que des travaux si difficiles et si utiles fussent payez de tant d'ingratitude: mais àprésent mon indignation est changée en découragement. Je ne réformerai point les abus du monde, il vaut mieux y renoncer. Le public est une bête féroce, il faut l'enchainer ou la fuir. Je n'ay point de chaines pour elle, mais j'ay le secret de la retraitte. J'ay trouvé la douceur, le repos, le vray bonheur; irai-je quitter tout cela pour être déchiré par l'abbé Desfontaines et pour être immolé sur le téâtre des farceurs italiens à la malignité du public, et aux ris de la canaille? Je devrois plutost vous exhorter à quitter une profession ingrate que vous ne devriez m'encourager à m'exposer encor sur la scène. J'ajouteray à tout ce que je viens de vous dire qu'il est impossible de bien travailler dans le découragement où je suis. Il faut une ivresse d'amour propre, et d'entouziasme, c'est un vin que j'ay cuvé, et dont je n'ay plus envie de boire. Vous seule seriez capable de m'enivrer encore, mais si vous avez toujours le st zèle de faire des prozélites, vous trouverez dans Paris des esprits plus propres que moy à cette vocation, plus jeunes, plus hardis, et qui auront plus de talent. Séduisante Talie laissez moy ma tranquilité. Je vous seray toujours aussi attaché que si je devais à vos soins le succès de deux pièces par an. Ne me tentez point, ne rallumez point un feu que je veux éteindre, n'abusez point de votre pouvoir. Votre lettre m'a presque fait imaginer un plan de tragédie, une seconde lettre m'en ferait faire les vers. Laissez moy ma raison je vous en prie. Hélas j'en ay si peu! Adieu, les petits chiens noirs vous font mille tendres compliments. L'un s'appelle Zamore, l'autre Alzire. Quels noms! Tout parle icy de tragédies.

On ne peut vous être plus tendrement dévoué que je le suis.

Voltaire

Madame la marquise du Chastelet vous fait mille compliments. Comptez encor une fois mademoiselle sur mon tendre dévouement et sur ma reconnaissance.

V.