[?November 1735]
Il y a toujours bien à gagner, soit que ce soit votre imagination ou votre cœur qui parle; il est bien hardi de choisir, mais inouï que je préfère le dernier.
Ce qu'il y a de bon avec vous, c'est qu'ils ne vont jamais l'un sans l'autre. Quelque difficile que je sois à vivre (et je vous avoue que je le suis presque autant pour mon ami que pour mon amant), je suis bien contente de votre lettre. Vous viendrez donc voir le phénomène, deux personnes qui ont passé trois mois tête-à-tête, et qui ne s'en aiment que mieux. Vous êtes fait pour n'être étonné de rien, et moi qui prends le parti de votre cœur même contre vous, je prétends que vous seriez digne de ce bonheur: on ne connaît pas ses forces; l'amour m'a fait connaître les miennes: je vous jure que qui m'eût dit, il y a deux ans, que je mènerais par choix la vie que je mène, j'en aurais été bien étonnée; mon cœur n'avait pas l'idée du bonheur. J'avais beaucoup cherché et rencontré bien rarement les gens avec lesquels vous avez pris patience:il n'est pas étonnant que vous les ayez trouvés plus souvent que moi; ils vous suivent toujours, je ne vous ai jamais vu sans ce cortège, et ce n'est pas le cas de dire retranchez le faste. Si ceci n'est pas la théorie du sentiment: j'ai bien peur que ce n'en soit le persiflage. Je me reproche de mêler de la plaisanterie parmi des choses si sacrées; mais vous savez tout entendre et tout démêler. Savez vous que je n'ai souffert qu'avec peine que vous compariez votre amitié à votre amour; qu'elle n'en ait donc que la vivacité? Il serait nouveau de vous faire une querelle de cette comparaison. Mais mon cœur cherche moins avec vous la nouveauté, que la vérité. A propos de cette antithèse, je vous dirai que j'ai reçu une lettre de m. de Forcalquier. Il était arrivé à Paris le même jour que moi, et la dame espagnole, pour mortifier apparement ma vanité, m'avait dit qu'il savait que j'étais à l'opéra, et qu'il m'y viendrait voir: il n'y vint pas, et je dis à la dame que je le trouvais fort mauvais. Il m'a écrit pour m'assurer qu'il n'était pas vrai qu'il me sut à Paris, ni à l'opéra, et a pris de là occasion de recommencer avec moi un petit commerce inintelligible. Je ne me suis pas trouvé l'esprit assez spiritualisé depuis que j'ai reçu sa lettre pour y répondre; il est étonnant qu'avec autant d'esprit, on soit aussi inintelligible. Il faut cependant avouer qu'on ne peut guère en avoir davantage; mais il ne sait pas user de son bien, et il ne cesse d'en abuser; je crois que vous aviez un peu contribué à me brouiller avec lui. Il ne peut se défaire d'un petit grain de jalousie contre vous. Il y avait six mois que je n'en avais entendu parler; mais je ne crois pas que cette lettre nous raccommode, et encore moins qu'il la voie jamais.