ce 11 septembre 1735 à Cirey
Vos lettres me font un plaisir extrême.
Je voi que l'amitié vous donne des forces. Vous écrivez des dix pages à votre amy d'une main tremblante. Vous me traittez comme le vin de Champagne dont vous buvez baucoup avec un estomac foible.
Je vous envoye ma réponse au cardinal Alberoni. Elle m'avoit échappé dernièrement dans mes paquets. Je luy ay écrit, comme je fais à tout le monde, tout naturellement ce que je pense. Si celuy qui demanda, quid est veritas? s'étoit adressé à moy je luy aurois répondu, veritas est ce que j'aime. Ce stile contraint et fardé qui règne dans presque tous les livres qu'on fait depuis cinquante ans, est la marque des esprits faux, et porte un caractère de servitude que je déteste. Il y a longtemps que j'ay parcouru ces mémoires du jeune d'Argence. Ce petit drôle là est libre. C'est déjà quelque chose, mais malheureusement cette bonne qualité, quand elle est seule devient un furieux vice. Il me vient incessamment un balot de Pour et contre, d'observations, de petits libelles nouvaux. Vert vert y sera, mais j'attends cette cargaison sans impatience entre Emilie, et le siècle de Louis 14 dont j'ay déjà fait trente années. Il n'y a rien dans tout ce siècle de si admirable qu'elle. Elle lit Virgile, Pope, et l'algèbre comme on lit un roman. Je ne reviens point de la facilité avec la quelle elle lit les essais de Pope on man. C'est un ouvrage qui donne quelquefois de la peine aux lecteurs anglais. Si je n'étois pas auprès d'elle, je serois auprès de vous mon cher amy. Il est ridicule que nous soyons heureux si loin l'un de l'autre. Vrayment je suis charmé que Pollion la Popeliniere pense un peu favorablement de moy.
Je suis toujours très indigné de l'édition de Jules Cesar. Je ne l'ay point encor vue. Je vous prie d'engager les hebdomadaires à la décrier comme faussaire. On dit que dans les Indes l'opera de Ramau pouroit réussir. Je croi que la profusion de ses doubles croches peut révolter les lullistes. Mais à la longue il faudra bien que le goût de Ramau devienne le goust dominant de la nation, à mesure qu'elle sera plus savante. Les oreilles se forment petit à petit. Trois ou quatre générations changent les organes d'une nation. Lully nous a donné le sens de l'ouie que nous n'avions point. Mais les Ramaux le perfectioneront. Vous m'en direz des nouvelles dans cent cinquante ans d'icy. Mes compliments à mrs vos frères et sœur. Adieu, j'ay cent lettres à écrire.
V.
Mr le duc de Richelieu ne s'est pas plus battu que nos armées.