[c. 15 August 1735]
Je vous envoye mon cher amy ma réponse au cardinal Alberoni, vous ferez de sa lettre et de la mienne l'usage que vous croirez le plus propre ad majorem rei letterariæ gloriam.
Vous n'aurez pas entendu parler sans doute d'un certain Jules Cesar qui a été joué, assez bien dit on au collège d'Harcour. C'est une tragédie de ma façon dont je ne sçai si vous avez le manuscript. Je ne suis plus qu'un poète de collège. J'ay abandonné deux téâtres qui sont trop remplis de caballes, celuy de la comédie française, et celuy du monde. Je vis heureux dans une retraitte charmante, fâché seulement d'être heureux loin de vous. Il me paroît que nous sommes l'un et l'autre assez contents de notre destinée. Vous buvez du vin de champagne avec Pollion Popliniere, vous assistez à de baux concerts italiens, vous voiez les pièces nouvelles, vous êtes dans le tourbillon du monde, des belles lettres et des plaisirs. Moy je goûte dans la paix la plus pure, et dans le loisir le plus occupé, les douceurs de l'amitié, et de l'étude avec une femme unique dans son espèce qui lit Ovide et Euclide, et qui a l'imagination de l'un et la justesse de l'autre. Je donne tous les jours quelque coup de pinceau à ce bau siècle de Louis 14, dont je veux être le peintre et non l'historien. La poésie et la philosophie m'amusent dans les intervales. J'ay corrigé cette mort de Jules Cesar, et j'aurois grande envie que vous la vissiez. J'ay la vanité de penser que vous y trouveriez quelques vers tels qu'on en faisoit il y a soixante ans. Souvenez vous si vous rencontrez en chemin quelque bone anecdote sur l'histoire des arts, de m'en faire part. Tout ce qui peut caractériser le siècle de Louis 14 est de mon ressort, et est digne de votre attention.
Qu'esce que c'est qu'un nouveau portrait de moy qui paroit? Tout le monde atribue le premier au jeune comte de Charost. J'ay bien de la peine à croire qu'un jeune seigneur qui ne m'a jamais vu ait pu faire cette besogne, mais le nom de mr de Charost qu'on met à la tête de ce petit écrit me confirme dans le soupçon où j'étois que l'ouvrage est d'un jeune abbé de Lamare qui doit entrer auprès de mr de Charost. C'est un jeune poète fort vif, et peu sage. Je luy ay fait tous les plaisirs qui ont dépendu de moy, je l'ay reçu de mon mieux, et j'avois même chargé Demoulin de luy donner des secours essentiels. Si c'est luy qui m'a déchiré, il doit être au rang des gens de lettres ingrats. On n'en trouve que trop de cette espèce, qui déshonorent la littérature et l'esprit. Mais je suspends mon jugement parce qu'il ne faut acuser personne sans être sûr de son fait, et d'ailleurs dans la félicité dont je jouis mon premier plaisir est d'oublier les injures. Mandez moy des nouvelles mon cher amy, s'il y en a qui valent la peine d'être sçues. Le ballet de Raumau se joue t'il? la Sallé y danse t'elle? y a t'il à Paris de nouvaux plaisirs? Mais surtout comment va votre santé? J'ay reçu une jolie épitre de votre amy. Vrayment